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en Alsace des élections sérieuses. Les comités qui s’étaient formés spontanément durent envoyer des délégués et des bulletins par les chemins de fer ; mais ces chemins n’étaient accessibles qu’aux personnes munies de laisser-passer : les permissions ne furent distribuées qu’avec une extrême parcimonie, et beaucoup restèrent sans effet, parce que les trains, dont le service du reste n’avait aucune régularité, se trouvèrent requis presque tout entiers à ce moment pour les transports de troupe que la Prusse dirigeait vers Paris. Ce fut dans ces conditions, sans discussion, sans entente préalable, sous les yeux d’une autorité qui avait montré depuis longtemps comment elle savait punir tout acte d’hostilité, qu’eurent lieu les élections. On sait quel fut le résultat du scrutin. La députation d’Alsace fut tout entière une protestation éclatante contre l’annexion. M. Jules Favre, M. Gambetta, qui personnifiaient aux yeux des populations l’intégrité du territoire, le défenseur de Belfort, le préfet du Haut-Rhin, le maire de Strasbourg, furent élus. On ne trouverait pas sur la liste des candidats nommés un seul nom dont le sens ne soit précis ; mais pour apprécier ces élections à leur valeur, il faut insister sur les remarques suivantes : 1o malgré toutes les difficultés matérielles, malgré tous les obstacles moraux, aucun scrutin en Alsace ne donna jamais un plus grand nombre de voix : tout le monde voulut voter ; 2o la diversité des listes, toutes formées dans un esprit d’opposition éclatante à l’Allemagne, mais parfois assez différentes, l’impossibilité dans beaucoup de cantons et même dans des chefs-lieux d’arrondissement, par exemple à Wissembourg, de connaître toutes les listes proposées, divisa les suffrages. M. Küss, qui, comme Alsacien et comme patriote, se trouvait dans le Bas-Rhin sur toutes les listes, réunit la presque totalité des suffrages ; si la moindre entente eût été matériellement possible, la députation entière d’Alsace eût été élue à l’unanimité ; 3o Les voix données à MM. Gambetta et Jules Favre dans le Bas-Rhin ont une grande importance : ces deux noms ne se trouvaient que sur une seule des quatre listes. Plus de 15 000 électeurs qui avaient adopté une des trois autres listes ont dû écrire eux-mêmes sur leurs bulletins les noms de ces deux députés.

Pourquoi l’Allemagne a-t-elle permis ces élections ? On a dit qu’elle n’en prévoyait pas le résultat, qu’elle professe assez le dédain du suffrage universel pour se mettre au-dessus de ses atteintes. Ces deux raisons sont vraies en partie. Il est certain que longtemps le gouverneur-général et toute l’administration ont refusé de croire à l’antipathie profonde des Alsaciens. Cette incrédulité était visible dans les journaux et dans les conversations. « En somme, vous avez pour nous moins d’aversion que vous ne dites, » tel était le résumé de beaucoup de discussions entre Allemands et Alsaciens ;