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qu’au bord du chemin, et n’allions-nous pas entendre éclater une fusillade qui décimerait les nôtres avant que nous eussions le temps de les secourir ? Une chose inquiétait surtout mon capitaine. « Au lieu de marcher en colonne, observait-il, pourquoi n’envoyait-on pas en avant et sur les flancs quelques cavaliers chargés d’explorer les vignes et les bois ? Que signifiait cette promenade militaire ? On serait bien avancé quand on aurait constaté qu’il n’y avait pas d’ennemis sur la grande route. » Il disait ces choses en maugréant à la façon des grognards et en hochant la tête ; mais personne ne l’écoutait, car il passait pour avoir l’humeur chagrine. Plus tard, combien de fois me suis-je rappelé ses paroles, et combien de fois ai-je désiré qu’il fût là pour les répéter à nos chefs !

Cependant la colonne, après avoir fait une pointe de 2 kilomètres environ, tourna le petit village d’Altenstadt, traversa de nouveau la Lauter, et revint à nous sans avoir rien vu. Ce simulacre de reconnaissance avait à peine duré une heure. Nous rentrâmes au camp, persuadés que ce jour-là nous ne serions pas inquiétés. Les uns commencèrent d’allumer du feu, les autres d’apprêter la soupe. Nous ne perdions pas de temps, car on nous avait prévenus que nous ne tarderions pas à nous remettre en route, et nous n’avions rien mangé depuis la veille à midi. Soudain un coup de canon retentit, puis deux, puis trois. Nous nous retournons : de ces mêmes hauteurs que nos régimens de chasseurs avaient négligé de reconnaître, une forte batterie de position tirait sur Wissembourg. Que faire ? Attendre les Prussiens ? Dans ce cas, Wissembourg était perdu. Les attaquer, c’est-à-dire abandonner nos positions, traverser la rivière et la vallée sous le feu de l’ennemi ? Nous étions bien peu nombreux pour tenter une pareille aventure. A défaut d’un mérite supérieur, le général Douai avait de l’initiative et de la décision, qualités rares parmi nos chefs, autant du moins qu’il a paru dans cette malheureuse campagne. Il savait prendre un parti, donner un ordre, et nous, ses soldats, nous sommes fiers de l’attester : par ce temps de défaillances et de lâchetés, le général Douai a su mourir. Lancer son artillerie sur la route de Wissembourg, la mettre en position de l’autre côté de la Lauter, nous porter en avant sur un front de 2 kilomètres en n’opposant à l’ennemi qu’une ligne de tirailleurs contre laquelle serait impuissant le feu de ses batteries, tel fut le plan qu’il conçut en un moment.

L’artillerie partit donc au grand galop de ses chevaux. Nous la suivîmes en bon ordre et au pas, clairons en tête ; mais il fallut bientôt accélérer notre allure : ayant aperçu notre mouvement, l’ennemi dirigeait son feu sur nous avec une précision redoutable. Ses premiers obus tombèrent à 10 mètres en-deçà de la route ; les se-