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Vers une heure, le maréchal sentit que tout était perdu ; le centre avait plié, et les Prussiens, maîtres du plateau de Gunstett, menaçaient de nous déborder à droite et de nous couper de notre ligne de retraite. Il fallait à tout prix arrêter leur mouvement ; on nous lança en avant. Nous avions devant nous trois lignes de tirailleurs soutenus par plus de soixante pièces de canon ; derrière, tout le 11e corps et la division wurtembergeoise. Nous partîmes en courant, la baïonnette au canon. Les tirailleurs poussaient de grands cris, et brandissaient leurs fusils au-dessus de leurs têtes. Nos officiers, animés par cette course furibonde, mêlaient leurs voix à cette clameur que le bruit du canon et le crépitement de la fusillade dominaient à peine. C’était admirable de fougue, d’élan désordonné ; il y avait sur les visages de ces hommes des éclairs de férocité, et dans leurs yeux démesurément ouverts des rayonnemens d’un jaune sombre qui les rendaient atrocement beaux. Les Prussiens, surpris par l’impétuosité de notre attaque, demeuraient hésitans malgré leur nombre. Vainement leurs officiers voulurent les pousser en avant ; quand nous fûmes sur le point de les atteindre, ils s’enfuirent pour éviter notre choc, et ne s’arrêtèrent qu’après s’être mis à l’abri de leurs canons. Nous les suivions de près : trois fois nous nous ruâmes sur eux, trois fois nous fûmes ramenés en arrière par la mitraille et contraints de nous replier en laissant huit cents des nôtres sur le carreau. Comme à Wissembourg, ils auraient pu nous poursuivre avec de la cavalerie et nous envelopper ; nous n’étions plus qu’une poignée : ils ne l’osèrent pas, et nous pûmes regagner nos positions sans être trop vivement poussés.

Cependant, comme l’armée n’avait pas encore entièrement passé le pont de Niederbronn, le maréchal nous envoyait l’ordre de tenir jusqu’à la dernière extrémité. En même temps, il faisait charger la division de cuirassiers et portait en avant le 3e zouaves. Ce fut notre dernier effort. Soutenus par une batterie de mitrailleuses, qu’on sacrifiait pour gagner quelques minutes encore, nous ouvrîmes sur les colonnes qui s’avançaient en face de nous un feu d’une telle violence, qu’elles furent obligées de rétrograder, et de gagner en faisant un assez long circuit un bois qui se trouvait à notre gauche. Ce temps d’arrêt sauva l’armée ; le maréchal en profita pour faire traverser la Sauer au reste de ses troupes, et nous-mêmes nous pûmes enfin songer à nous replier. À ce moment, la tête de colonne de la division Lespart débouchait dans Niederbronn, juste à temps pour encombrer notre ligne de retraite.

La bataille de Frœschwiller, ou de Wœrth, comme les Allemands l’appellent, est du 6 août. Le 30 du même mois, après douze jours de marches et de contre-marches, que je ne me charge pas d’expliquer, entre Châlons et Carignan, une nouvelle défaite de l’homme