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ils n’ont établi sous le nom de république que le despotisme d’une assemblée sans contre-poids. En 1791, en 1793, en 1848, des causes nombreuses et diverses ont amené l’avortement de la liberté ; mais, l’histoire à la main, il est aisé de prouver que l’omnipotence d’une chambre unique a été la raison principale, la cause décisive de nos désastres et de nos misères. Peut-être une seule chambre est-elle sans danger chez un petit peuple dont toute la vie est municipale ; dans un grand pays comme le nôtre, elle conduit fatalement à la confiscation de la liberté, à l’anarchie et au despotisme. L’Angleterre en 1648, la France en 1793, ont souffert de la même erreur et passé par les mêmes déceptions. Ce n’est pas le hasard qui a enfanté la tyrannie de Cromwell et de Robespierre, ou qui a fait mourir de la même façon Charles Ier et Louis XVI. On peut affirmer que la division du pouvoir législatif est une loi nécessaire, une condition de la liberté qu’aucun peuple, aucun siècle ne viole impunément. L’établissement de deux chambres suffira-t-il pour sauver la république ? Je l’ignore ; mais sans être prophète on peut assurer qu’avec une chambre unique elle est perdue.

Cette assertion étonnera plus d’un lecteur. En 1795, on l’eût regardée comme une vérité triviale ; il n’y avait pas de républicain sensé qui n’attribuât à l’unité législative les fautes et les crimes de la convention. Aussi dans la constitution de l’an III établit-on presque sans discussion un conseil des anciens à côté du conseil des cinq-cents ; mais peu à peu le souvenir des événemens s’est effacé : on a oublié une vérité qui nous coûtait si cher. Depuis la restauration, ceux-là mêmes qui ont réclamé la division du pouvoir législatif ont défendu leur cause par d’assez pauvres raisons ; ils n’ont vu que le petit côté de la question.

Ouvrons un livre justement estimé, le Cours de droit constitutionnel de Rossi[1]. C’est à deux idées différentes que l’auteur réduit tout le problème. Les uns, dit-il, rattachent la nécessité des deux chambres à un principe d’organisation sociale, les autres n’y voient qu’un règlement politique. Pour les premiers, qui ont étudié la constitution d’Angleterre dans Montesquieu, l’inégalité des conditions est un fait naturel, permanent dont le législateur doit tenir compte. Il y a partout une aristocratie et une démocratie. La loi peut fortifier l’aristocratie en l’entourant de privilèges, elle ne la crée pas. Si vous voulez que la nation soit représentée dans son ensemble, faites une place à chacun de ces deux élémens de la société. Autrement la majorité étouffera la minorité par la brutalité du nombre, à moins que la minorité, plus riche, plus adroite, plus unie, ne s’empare des élections et de l’assemblée pour écraser à son

  1. Cours de droit constitutionnel, quatre-vingtième leçon, t. IV, p. 40 et suiv.