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par la misère. Vous la reconnaîtrez à son langage forcené et à ces deux signes qui ne trompent pas : la haine civile et l’absence de patriotisme. Quand je pense à cette noble république dont le nom est invoqué, célébré ou profané par tant de bouches différentes, je me la figure volontiers sous l’image de la Sirène antique, tête divine, radieuse dans la lumière, et finissant par une forme monstrueuse qui rampe dans l’ombre et dans la fange. C’est bien là le symbole de la république en France, commençant par les chants, par les hymnes, par l’âme et l’imagination d’un Lamartine, se terminant aux déclamations féroces d’un Blanqui : déesse en haut, monstre en bas.

Telles sont les variétés du parti républicain qui se sont montrées successivement à nous pendant ces derniers mois, et qui ont compromis, bien qu’inégalement, la république. L’une, la portion sincère, honnête, modérée, a eu le tort de ne pas répudier la révolution comme moyen, sinon comme but, et de s’appuyer sur elle pour parvenir à ses fins, sans prévoir qu’elle ne pourrait plus s’en délivrer. L’autre, l’élément dictatorial et jacobin, a commencé par la révolution, continué et fini par elle. On a vu la troisième, que j’ose à peine rapprocher des autres, et qui ne s’en rapproche que par la date, ajouter à la révolution la terreur. La gironde, la montagne, l’hébertisme, ce sont les trois phases successives, et, comme diraient les Allemands, les trois momens de l’idée républicaine qui viennent de se répéter devant nos yeux à quatre-vingts ans de distance après leur première apparition. Il en est temps encore : rompons une fois pour toutes cette logique fatale qui les enchaîne entre elles, et qui les attache au nom de la république. Pour s’acclimater dans nos mœurs et dans nos goûts, la république doit appartenir à tout le monde, et non à un parti, fût-ce aux honnêtes gens du parti. Elle doit être la chose vraiment publique, non le patrimoine d’une caste, Que son nom représente une administration sérieuse, pratique, libérale aux mains de vrais hommes d’état, non plus une succession d’émeutes sanglantes ou une monotone déclamation ; qu’elle devienne enfin la forme naturelle de l’ordre, au lieu de se confondre éternellement avec la révolution. À ces conditions, elle sera possible en France ; à ce prix, si nous consentons à nous imposer cette rançon de sagesse et de patriotisme, nous mériterons d’avoir notre Washington.

E. Caro.