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tres du rivage, le corps d’un cuirassier dont la tête disparaissait à demi sous un lit de longues herbes. Ses jambes, chaussées de lourdes bottes, et son corps, sur lequel étincelait la cuirasse, saillaient hors de l’eau. Sa main gantée reposait sur la vase et s’était nouée autour d’une touffe de glaïeuls. Deux ou trois corbeaux battaient de l’aile autour de l’îlot : on pouvait croire à l’attitude du pauvre cuirassier que la mort l’avait surpris là. Il avait le visage déchiqueté. L’image de ce cuirassier me poursuivit longtemps. Quand je portai à mes lèvres le bidon rempli de l’eau puisée dans l’anse qui l’abritait, ma main le laissa retomber sans pouvoir en avaler une gorgée.

Il n’était pas rare de rencontrer dans nos promenades des groupes de soldats accroupis autour du cadavre d’un cheval qu’ils avaient tiré de la rivière, et sur lequel ils taillaient des lanières de chair avec leurs couteaux. Quelquefois ils grondaient comme des dogues qu’on dérange dans leur immonde repas. Je n’avais jamais voulu de cette chair nauséabonde; mais la faim me tourmentait. On a vite fini de broyer entre ses dents le quart d’un biscuit, si dur qu’il soit; on ne découvrait presque plus de pommes de terre, tant des mains par milliers en avaient retourné les champs. Un jour que je serrais ma ceinture après avoir vainement fouillé vingt sillons : — Écoute, me dit un camarade avec lequel j’avais partagé quelques lambeaux de mon mouton, il y a le moulin.

— Je le connais; j’ai même rôdé par là hier encore. Ni poules, ni canards, rien.

— Pas sûr; moi, j’ai l’œil.

Et mon Marseillais porta le doigt à l’organe dont il parlait avec ce geste expressif que connaissent tous ceux qui ont traversé la Canebière. C’était un garçon avisé, qui avait le flair d’un chien de chasse pour la nourriture. — Explique-toi, repris-je.

— Eh bien! s’il n’y a plus de volailles au moulin, le meunier a encore quelque chose.

— De la farine! m’écriai-je avec joie, du pain peut-être !

— Non, mais du son; viens voir.

Mon enthousiasme s’était refroidi, cependant je suivis le camarade. — Et il y en aura pour moi, n’est-ce pas? car ça se paie, me dit-il en courant. — Je lui répondis par un signe de tête affirmatif, et nous arrivâmes au moulin. Il y avait déjà queue. — Voilà ce que je craignais! s’écria mon Marseillais avec un accent désespéré rendu plus vif par le dépit.

Le meunier vendait à tout venant muni de pièces blanches le son de son moulin, qu’il débitait parcimonieusement par petites portions. La livre de son coûtait quarante-quatre sous, et, pour en avoir, il fallait attendre deux ou trois heures. Ma livre de son payée, je l’emportai et la délayai dans une gamelle pleine d’eau... J’avais