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deux mois ses représentations lugubres à l’Hôtel de Ville. Ç’a été vraiment l’invasion de la bohème littéraire dans un gouvernement fait à son image. Ce premier triomphe sera-t-il du moins le dernier, et comprendra-t-on enfin par ce terrible exemple que l’orgie des lettres sans dignité et de l’esprit sans conscience ne doit plus recommencer sous nos yeux, aux applaudissemens d’un public dupe ou complice? C’est en mai 1850 que naquit officiellement la bohème dans une préface d’Henri Murger; c’est en mai 1871 que nous l’avons vue tomber sur le pavé sanglant, après avoir pris sa part d’une tyrannie ignominieuse. Elle était entrée pourtant d’une façon bien inoffensive dans le monde; elle avait commencé par un éclat de rire dans une mansarde. Après vingt et un ans d’une triste vie qui cessa bientôt d’être innocente, et que se disputèrent la paresse et la vanité, elle vient de finir derrière une barricade par un cri de désespoir et de rage, léguant au monde, avec un nom détesté, une énigme morale que nous essaierons de résoudre.


I.

La vie de bohème n’a pas été inventée par Henri Murger, ni le mot ni la chose ne lui appartiennent; mais il l’a découverte et révélée dans ses petits mystères. Il nous l’a montrée avec une gaîté tellement inoffensive, un si aimable abandon et tant de gentillesse dans ses indiscrétions, qu’on aurait eu mauvaise grâce à rudoyer cette belle humeur toujours prête à s’envoler en chansons au premier rayon de soleil, au premier souffle du printemps. La critique et le public furent d’accord pour faire bon accueil à l’écrivain, à son œuvre, à ses révélations piquantes, et la bohème, ainsi présentée, put dire comme la jeune captive d’André Chénier :

poem>Ma bienvenue au jour me rit dans tous les jeux. </poem>

Donc, en ces années lointaines, il s’était formé aux alentours du Luxembourg, à l’ombre de ses lilas, un groupe d’écrivains encore sans réputation, de peintres sans commande, de musiciens sans ressources, liés entre eux par les hasards de la camaraderie errante, rêvant ensemble de fortune et d’avenir dans de petits cénacles où l’on mêlait à la chimère des plus belles destinées la satisfaction très positive de démolir (c’était le mot en usage) les gloires établies, les réputations naissantes, les talens consacrés, ou qui travaillaient à l’être. Le fond de ces existences, vu de près, était fort misérable et fort triste; mais, pour cacher ce vilain fond trop réel, il y avait de la gaîté, de la verve, au moins chez leur historien; il y avait même un peu d’émotion, et surtout cette grâce suprême,