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tôt tranchée. Ses personnages ne sont pas, à beaucoup près, des victimes de l’idée, ni de pâles martyrs de l’art; ce sont de spirituels viveurs sans le son qui appliquent chaque matin leur génie à des problèmes du genre de celui-ci : « comment paierons-nous notre terme? » ou bien : « comment dînerons-nous ce soir? » C’est là tout leur souci, celui qui creuse un pli à leur front. En vérité, il n’est guère question dans ces singulières aventures de la recherche de l’idéal; il s’agit très prosaïquement de vivre, de s’amuser, sans qu’il en coûte rien à leur paresse ou à leur bourse vide. Pourquoi donc de pareilles existences seraient-elles les privilégiées de l’inspiration? Pourquoi les grandes idées, les sentimens sublimes, les nobles formes de style, les dons les plus rares de l’imagination et de l’expression abonderaient-ils de préférence parmi ces jeunes gens qui n’ont jamais invoqué d’autre muse que Mlle Musette? Pourquoi les plus belles conceptions de l’art viendraient-elles spontanément éclore dans une vie sans étude et sans travail? Pour ma part, je n’ai jamais pu le comprendre; il est vrai que ce jugement est celui d’un bourgeois, d’un philistin, et qu’à ce titre on le récusera.

Comme tous ces personnages, qui ont bien l’air de vivre ou d’avoir vécu, sont dégénérés de ce modèle qu’ils ont toujours devant les yeux, et qu’ils ne savent reproduire que par les plus tristes côtés! Avec quelle indignation le poète de Rolla désavouerait cette postérité d’orateurs d’estaminet et de rimeurs débraillés qui lui font l’injure d’invoquer son nom! Lui, c’était un poète, « un de ces hommes à qui le ciel, souvent au prix de misères, de faiblesses, d’indicibles souffrances, semble livrer ses secrets, et qui, par une exception sans égale, en reçoivent un don merveilleux et divin de sentir, d’exprimer et de peindre; enfans privilégiés qu’il faut aimer, juger avec indulgence, car ils sont en ce monde moins pour s’y gouverner eux-mêmes que pour charmer et consoler les autres[1]; » mais eux, quel droit ont-ils à être jugés avec cette sympathie qui désarme la raison? Sur quel front de cette troupe vagabonde brille l’étincelle céleste qui ne s’éteignit jamais chez lui parmi les risques effrayans de la plus aventureuse existence? Nous voyons ici d’inexcusables faiblesses, des prétentions inouïes, un désordre insensé de mœurs et d’idées, — nulle part le signe supérieur, ce reflet de l’idéal sous lequel tout s’éclaire et se transfigure. Ce n’est plus cette élégance innée qui survit à la chute, ni cette fantaisie émue jusque dans ses écarts les plus étranges, ni même cette débauche presque poétique encore où l’on entend une douleur immortelle sangloter à travers l’éclat de rire, et qui n’est que le désespoir de la passion; ici c’est

  1. M. Vitet, paroles prononcées sur la tombe d’Alfred de Musset.