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galant homme. On put causer, et comme l’entretien roulait sur les divers engagemens qui avaient eu lieu dans les environs : « À propos, dit l’Allemand, connaissez-vous le commandant du fort d’Ivry ? Pourriez-vous me dire son nom ? Il nous a fait bien du mal, cet homme, nous l’appelions le ravageur. » On comprend par là quels furent le désespoir et la douleur du commandant Krantz quand on nous signifia l’armistice. Il nous fallait rendre nos forts, rendre nos armes, et, bien que le gouvernement s’efforçât de cacher jusqu’au dernier jour les conditions désastreuses de cet arrangement, nous pouvions prévoir que l’Alsace et la Lorraine seraient le prix d’une paix devenue inévitable. Je vis M. Krantz revenir de Paris après la séance où avaient été convoqués les commandans des forts et autres officiers supérieurs de l’armée pour entendre officiellement de la bouche de M. Jules Favre les exigences du comte de Bismarck. Blessé cruellement dans ses affections les plus chères, dans ses sentimens de Français et de soldat, il allait seul, à pied, le front baissé, murmurant entre ses lèvres des paroles inintelligibles. Arrivé au fort d’Ivry, dans ce fort qu’il avait fait si redoutable, dans ce fort dont pas une pièce n’était démontée, pas une pierre entamée, pas un terrassement démoli, il brisa son sabre de rage et arracha les galons de sa casquette ; mais la réflexion le rendit plus calme. Sur un navire en détresse, le commandant reste à bord le dernier et donne ses ordres jusqu’au bout : le lendemain, M. Krantz avait repris les insignes de son grade.

Suivant de près leurs éclaireurs, les armées allemandes étaient arrivées devant Paris, et avaient pris place successivement à Pierrefitte, à Chelles, à Athis ; bientôt le cercle fut complet. Déjà un décret du gouvernement avait enjoint aux habitans des communes suburbaines d’avoir à rentrer dans la ville avec leurs grains et leurs bestiaux. Le siège commençait. Les premiers jours de notre arrivée, à l’heure de la retraite, tambours et clairons sortaient du fort et traversaient dans toute sa longueur le petit village d’Ivry pour rentrer au bout d’un quart d’heure ; peu à peu, à mesure que se rapprochait l’ennemi, les sons aussi se rapprochèrent : nos clairons s’écartaient de moins en moins, et c’était quelque chose de poignant que de sentir ainsi chaque jour le lien de fer se resserrer autour de nous. D’abord on s’arrêta au milieu du village, puis on se contenta de parcourir deux ou trois rues ; enfin on ne dépassa plus la poterne, et la retraite fut sonnée dans la cour même du fort. Néanmoins nous ne craignions pas de pousser au loin des reconnaissances et d’affronter l’ennemi ; tantôt, fusil en bandoulière, pelle et pioche à la main, nous partions cueillir les légumes et chercher sous le feu des Prussiens la récolte que les paysans n’avaient pas eu le temps de rentrer, car la question des vivres commençait à préoccuper les esprits ;