Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

biscuit dans la musette et leurs cartouches à la ceinture, les marins partaient, faisaient leur devoir, puis revenaient le lendemain reprendre leur poste à la tranchée. Avec le sac de marche, nous avions reçu, comme les autres soldats, la tente et les piquets qui servent à l’établir ; nous n’en avons pas fait grand usage. Pour ma part, j’ai couché deux nuits sous la tente, deux nuits de trop, puis-je dire. Que ce mode de campement ait ses avantages en Afrique, où il ne pleut guère, cela se peut ; dans ce pays-là, le terrain est toujours sec. En outre, si les journées sont brûlantes, les nuits sont souvent très fraîches, et il est bon de se tenir en garde contre ces brusques retours de température ; mais chez nous les conditions atmosphériques ne sont plus les mêmes. Je ne parle pas de l’été, où l’on peut dormir fort commodément le corps enveloppé dans sa couverture ; en hiver, il pleut fréquemment, et il n’est pas facile à un bataillon de trouver d’endroit où camper. Gèle-t-il au contraire, après avoir enfoncé péniblement ses piquets de tente dans le sol durci, le soldat se couche : bientôt la chaleur de son corps fait fondre la neige, la terre se détrempe, et il se réveille dans la boue. Pour obvier à ces inconvéniens, on nous fit construire, vers le mois de janvier, des baraquemens en planches, en arrière du pont qui, près de Vitry, coupe la ligne du chemin de fer d’Orléans. Par malheur, on n’y pouvait dormir ; à peine étions-nous couchés depuis deux ou trois heures, que nous étions forcés de nous relever, glacés, perclus, courbaturés. Nous préférions alors, serrés les uns contre les autres, la tête enroulée dans un des pans de notre capote, nous accroupir en rond autour d’un feu de bois vert dont la fumée nous arrachait des larmes, et donnait à la longue à notre visage un teint bronzé rebelle aux ablations les plus consciencieuses.

Au lever du jour, quand il n’y avait plus a craindre qu’un feu trop vif servît de but aux coups de l’ennemi, on s’occupait du déjeuner ; les plus robustes s’armaient de la hache et allaient couper du bois, tandis que les autres écrasaient le café entre deux pierres. Ce déjeuner du matin était encore notre meilleur repas. À midi, un morceau de cheval beaucoup trop mince ne fournissait qu’une soupe exécrable. Nous vivions séparés du reste du monde, à trois kilomètres en avant des forts. Or il est mauvais que les rations viennent de trop loin, et passent entre plusieurs mains ; explique qui voudra ce prodige : elles se réduisent en route. Le soir, nous avions le riz, le riz cuit au sel et à l’eau. Quoi qu’en puissent dire les Chinois, c’est bien le mets le plus fade, le plus insipide qui ait jamais servi à tromper la faim. Aussi cherchions-nous par tous les moyens possibles à relever notre ordinaire, et plus d’une fois les chiens du voisinage, de chasseurs devenus gibier, furent les victimes d’un appétit qui ne pardonnait pas. Nous recevions par jour un quart de