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les seules critiques fondées qu’on lui ait jamais adressées. Le ministère de la marine, en cette occasion, qui n’était vraiment pas assez impérieuse pour motiver un tel déploiement de rigueur, avait péché d’abord par excès de confiance ; quand il se trouva pris au dépourvu, il pécha par excès de zèle.

L’administration de cette époque était très éprise des intérêts et de la gloire du département qui lui était confié. Son premier effort fut exagéré. Pour le justifier, il eût fallu que la patrie fût en danger. Notre amour-propre seul était en péril. Cet amour-propre, il faut bien le dire, eut une satisfaction qu’on n’aurait osé rêver si complète : trois escadres apparaissant à la fois sur les mers dans un si court délai ! la France primant l’Angleterre de vitesse, présente partout, dans l’Archipel, dans la Mer-Noire, dans la Baltique, et partout se montrant avec honneur ! Quel triomphe pour notre organisation ! quel argument pour ceux qui la défendent, mais aussi quel avertissement de n’en point abuser !

La campagne de Crimée a singulièrement grandi le rôle de la marine. Ce n’est pas seulement comme un puissant et vaillant auxiliaire que la marine est intervenue dans cette lutte : la flotte y a été pendant plus d’un an la base d’opérations de l’armée. C’est par ce pont jeté en travers de la Mer-Noire que viennent incessamment les munitions, les renforts, les vivres, tout, jusqu’au bois de chauffage. Pendant ce temps, une autre armée traverse en toute hâte les plaines boueuses, les steppes immenses. Elle arrive épuisée par les fatigues d’une longue marche ; elle apporte le typhus, elle trouve en arrivant la famine. En vain, la sainte Russie redouble ses sacrifices, et veut soutenir encore cette guerre à bras tendu. Il faut que Sébastopol succombe, car Sébastopol est trop loin de Moscou, et, tant qu’il y aura des flottes alliées, Marseille sera trop près de Kamiesh. Voilà ce que vaut aujourd’hui l’ascendant maritime ; voilà ce que peuvent pour la destinée des empires les flottes du XIXe siècle !

Deux escadres se sont partagé la tâche de seconder l’armée de Crimée dans ses opérations : l’escadre de la Méditerranée, commandée par le vice-amiral Hamelin, l’escadre de l’Océan, commandée par le vice-amiral Bruat. C’est sur le vaisseau le Montbello, autour duquel se groupait cette seconde escadre, que je suis entré dans la Mer-Noire au mois de juin 1854, que j’en suis sorti au mois de novembre 1855. Le Montebello était un ancien vaisseau à trois ponts dont la construction remontait au temps du premier empire. On l’avait récemment pourvu d’une machine à hélice de 120 chevaux qui pouvait, quand la mer était calme, lui imprimer une vitesse de (5 à 7 milles à l’heure. J’avais vivement insisté auprès de l’amiral pour qu’il arborât son pavillon sur ce vaisseau mixte. L’a-