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l’auteur, ou bien il sera renversé du trône par le pays poussé à bout, ou bien son fils avec la couronne héritera de son impopularité et la dynastie ne prendra point racine. Le despotisme n’offre donc plus de nos jours aucune chance de stabilité. Il n’en a guère même dans les états asiatiques, où les révolutions de palais interrompent constamment la transmission héréditaire du pouvoir. C’est quand le souverain est maître absolu de la vie de ses sujets qu’il perd toute sécurité pour la sienne.

La Bruyère a dit, et Montesquieu a répété, « qu’il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie. » Cela est vrai tout au plus dans des pays peuplés de foules inertes, faites pour l’esclavage. Cela est complètement faux dans des pays où fermente le besoin de la liberté, et qui ont à leur côté d’autres nations libres. Alors, pour maintenir le despotisme, il faut une habileté extrême et un bonheur non interrompu. En dissimulant l’exercice du pouvoir absolu, en assurant aux riches des plaisirs, aux classes laborieuses de bons salaires et de gros profits, en n’ayant que des succès dans ses entreprises, le régime despotique peut se maintenir même au sein d’une nation très policée; mais si, harcelé par l’opposition et obligé de détourner l’attention vers le dehors, il tente des aventures qui échouent, il est perdu.

Dans les pays où le despotisme est accepté et justifié par l’état arriéré des populations, il ne dégrade pas; c’est un régime naturel, conforme aux besoins de la société. Quand il s’établit chez une nation éclairée, il corrompt les âmes, d’abord parce que ce régime est contraire alors à la nature, ensuite parce que ce n’est que dans l’affaiblissement général des caractères et dans l’écrasement complet des âmes fières qu’il peut trouver chance de durer. Ainsi donc, dans notre monde occidental, ou bien le despotisme sera un gouvernement instable, appuyé sur l’armée et soumis à des révolutions périodiques, ou, s’il parvient à durer, c’est qu’il aura pu anéantir toute indépendance et avilir complètement les âmes. Ce n’est pas là, j’espère, l’abri où les sociétés modernes iront chercher l’ordre et le repos. On est ainsi ramené vers les gouvernemens libres, — monarchie constitutionnelle ou république. — Il nous reste à examiner les avantages et les inconvéniens que présente chacune de ces formes de gouvernement, et à voir dans quelles conditions elles peuvent s’établir et durer.


EMILE DE LAVELEYE.