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dépense sur son revenu. Mettant, pour ainsi dire, sa vanité au régime, il ne lui avait jamais rien accordé aux dépens de ses affaires, qui s’en étaient bien trouvées. Enfin la richesse était venue avec d’importantes commandes, dont il avait su tirer parti. Une société qui avait construit l’un après l’autre plusieurs grands hôtels aux bords du lac Léman avait passé avec lui un marché à forfait pour les meubles. Il avait réalisé dans cette entreprise des bénéfices considérables, où sa conscience ne trouvait rien à redire. Il n’était pas homme à fournir à personne de la marchandise de pacotille ; mais il savait s’arranger de manière que le preneur fût content et que le bailleur le fût plus encore. D’habiles placemens, d’heureuses spéculations avaient triplé et quadruplé son gain ; il était devenu gros monsieur. À mesure que sa fortune s’était arrondie, il avait satisfait peu à peu toutes les convoitises secrètes qui depuis longtemps couvaient dans son cœur, et s’étaient irritées par les délais que leur imposait sa sagesse. On l’avait vu acheter pièce par pièce une terre sur laquelle il avait jeté son dévolu, puis y bâtir un pavillon dans lequel il venait passer en famille les dimanches et jours de fête, puis remplacer le pavillon par une maison élégante et cossue. L’année d’après, il avait une écurie, deux chevaux et une voiture, et de ce jour il fut au comble de ses vœux. Il est bon d’ajouter que M. Mirion n’avait aucun des travers qui rendent les parvenus insupportables. Quoiqu’il fût bien aise de prouver qu’il avait du foin dans ses bottes, il ne tranchait nullement du marquis de Carabas, et ne se piquait point de morguer ses voisins ou de les éclabousser par son luxe. Il continuait de travailler et de tenir boutique comme par le passé. Peu soucieux de se déclasser, ou, comme on dit à Genève, de grimpionner, il ne cherchait pas à frayer avec les gens de haut parage, et il était demeuré fidèle à toutes ses vieilles amitiés. Au surplus, sa maison ne ressemblait pointa un château, sa voiture était une calèche bien suspendue, mais sans prétentions, et ses deux chevaux étaient d’honnêtes percherons, bons trotteurs, mais qui n’avaient garde de se méconnaître et de prendre de grands airs avec les passans.

Plutarque rapporte que les envieux de Sylla lui avaient donné le surnom d’heureux et que le grand homme ne s’en offusquait point, mettant lui-même la fortune de part dans sa gloire et se targuant du commerce d’amitié qu’il avait entretenu avec elle. Comme Sylla, M. Mirion avait ses envieux qui lui disaient : — Oh ! vous, Mirion, vous êtes l’homme heureux par excellence ; vous avez eu toute votre vie une chance incroyable. — M. Mirion, sans se fâcher, leur répondait : — Mes amis, vous avez raison, je suis né sous une bonne étoile. La nature m’a bien traité ; elle m’a donné un coffre de fer,