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LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL.

à plomb, du pied de roi et de l’équerre, et, impassible autant que tenace, il contraignait l’indignée Mme Mirion à écouter jusqu’au bout ses démonstrations ; — il lui tournait le compas dans le cœur. Ce qui était plus grave, il prétendait que Mon-Plaisir n’était pas l’endroit le plus sain de la terre, qu’il s’exhalait du ruisseau qui bordait au levant la propriété des buées dangereuses pour les larynx délicats. Le matin, à déjeuner, il lui prenait régulièrement des quintes de toux saccadée et persistante. — À qui en as-tu, Benjamin ? lui demandait son frère avec un peu d’impatience. — C’est un sort, répondait-il ; je ne viens pas ici sans y attraper un rhume. — Sur quoi Mme Mirion faisait de grands bras. Dans l’intimité, elle accusait son beau-frère d’être un mauvais génie, d’avoir l’esprit de travers et un caractère insupportable ; devant le monde, elle affectait de parler de lui avec les plus grands éloges, comme d’un homme tout à fait supérieur, qui honorait son pays. Elle poussait l’esprit de famille jusqu’à l’héroïsme.

Quoi qu’en pût dire l’oncle Benjamin, je crois que Mon-Plaisir était un endroit aussi sain qu’un autre ; je crois aussi, sans les avoir vus, que les rosiers de Mme Mirion faisaient honneur à ses soins, mais elle avait dans ce monde un bien autre sujet de gloire et d’intime satisfaction. La plus belle rose de son chapeau, l’ornement le plus précieux de sa maison, la fête de ses yeux, son orgueil suprême, son triomphe, c’était sa fille. Il est certain que Mlle Marguerite Mirion était belle, tout Genève au besoin en ferait foi. Grande, élancée, d’une superbe venue, la gorge, les bras faits au tour, des mains et des pieds de duchesse, des cheveux d’un blond cendré très bouffans et ramenés en arrière, de beaux yeux bruns, doux comme le velours, un teint éblouissant, un sourire dont la grâce était relevée de je ne sais quoi de simple, d’ouvert et de franc, quand elle se promenait, sans penser à rien, le long de l’avenue de poiriers qui descendait à la route, les passans s’arrêtaient devant la grille pour la contempler, et se disaient : Quelle belle plante ! C’était le mot qui venait à la bouche en la voyant. Comme une plante, elle n’avait eu que la peine de croître ; la nature avait tout fait. Bien que Mlle Marguerite Mirion n’ignorât point qu’elle était belle, bien qu’elle jouît du plaisir qu’on avait à la regarder, il n’y avait pas en elle le moindre grain de coquetterie, et sa simplicité ignorait toutes les petites pratiques, toutes les petites roueries du métier de jolie fille. Elle pouvait s’en passer, laisser les petits moyens aux demi-beautés qui ont des inquiétudes ; la sienne était indiscutable. Quand sa mère la conduisait le dimanche au temple, leur entrée faisait toujours sensation ; les têtes se tournaient de leur côté, et dans toute l’assistance circulait un petit chuchotement d’admiration bien