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garde de dire au bon Dieu : Demain comme aujourd’hui. Elle lui disait plutôt : — Tu sais de qui je veux te parler ; quand donc viendra-t-il ? Fais, grand Dieu ! qu’il ressemble autant que faire se peut à un prince des contes de fées ! — Ce qu’elle comprenait le mieux dans l’Évangile, qu’elle lisait beaucoup, c’est la parabole des talens et le devoir sacré qui nous est imposé de placer notre bien au denier cinq, si possible, parce qu’il nous sera demandé compte un jour du capital et des intérêts. Le ciel lui avait donné un trésor ; le placement de ce trésor était la grosse affaire de sa vie. Elle tombait souvent dans des rêveries sans rive ni fond ; quand elle en sortait, elle disait à son mari : — Veux-tu savoir à quoi je pense ? — Parbleu ! répondait-il en secouant le menton, il ne faut pas être malin pour le deviner. La tête te grouille de gendres, petits et grands, maigres ou gras, dont la plupart ne me reviennent guère. À quoi te mènent toutes tes songeries ? Jouissons du présent, arrive qui plante. — Mme Mirion avait le bon sens de ne point faire part à sa fille de ses imaginations et de ses visées, et Marguerite était à mille lieues de les deviner. Le pasteur de la paroisse, qui n’était pas un sot, disait d’elle : — C’est une eau dormante ; laissez-la dormir. — Elle faisait comme son père, elle jouissait du présent, ne rêvait ni de mariage, ni de maris. Elle avait l’esprit si peu éveillé sur certains chapitres qu’elle ne s’aperçut pas que le fils d’un riche marchand toilier s’était mis, sous le prétexte de jouer au billard avec M. Mirion, à venir chaque dimanche à Mon-Plaisir, et que ces visites réglées étaient pour elle. L’insouciance de cette belle indifférente empêcha le prétendant de se déclarer ; mais il fit parler par un tiers. M. Mirion était tenté de dire oui ; Mme Mirion poussa les hauts cris, déclarant que ce parti n’était pas digne de sa fille et ne figurait point dans sa collection. Il fut éconduit, et on n’en dit mot à Marguerite. Si on l’avait consultée, qu’eût-elle répondu ? Comme tous les cœurs plus tendres que passionnés, elle avait une certaine mollesse de volonté et quelque indécision dans l’esprit. Au surplus, elle avait peu réfléchi sur ces matières ; elle aurait dit : — Mon Dieu ! si vous croyez… je ferai ce qui vous plaira.

Dans cette heureuse maison, il y avait pourtant un malheureux. Ce n’était la faute de personne. Bien venu, aimé de tout le monde, traité, quoique étranger, comme un enfant de la famille, son sort eût été envié de beaucoup de gens ; mais il y a bien des raisons de souffrir ici-bas, le chagrin a bien des visages, la tristesse bien des mystères, et à qui se permet de nous dire : Vraiment de quoi vous plaignez —vous ? n’avez —vous pas tout à souhait ? nous avons souvent le droit de répondre : Qu’en savez-vous ? Le cœur mécontent dont je parle était celui d’un ouvrier de M. Mirion, garçon de vingt-