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occasion qu’il était franc du collier et que ses poignets étaient d’acier. Aussi lui faisait-on bon visage, mais on affectait de ne parler de rien devant lui ; on avait ourdi dans l’atelier cette conspiration du silence qui vous tient un homme en quarantaine.

Il en allait tout autrement à Mon-Plaisir. La famille bourgeoise où il était entré par une sorte d’adoption avait une entière confiance en lui. À table ou ailleurs, M. et Mme Mirion s’entretenaient en sa présence de leurs petites affaires, de leurs secrets de ménage. Quand on a le goût du poison, on en trouve partout. Joseph était Genevois, c’est dire qu’il était susceptible, ombrageux, et pesait sur les petites choses. Il lui arrivait de s’offusquer de l’extrême confiance qu’on lui témoignait ; il pensait : — Mme Mirion n’aurait pas dit ceci et cela, moi présent, si je n’étais pour elle un être sans conséquence avec qui on n’a pas à se gêner. — Il se disait aussi : — Dieu ! que de bontés on a pour moi ! mais la bonté n’est pas l’amitié, c’est un bien autre visage. — Au surplus beaucoup de choses l’avertissaient qu’il n’était pas l’égal des gens avec qui il dînait ; les domestiques, comme il arrive toujours, se chargeaient de le lui faire sentir. La femme de chambre qui servait à table, après avoir dit à M. Mirion d’une voix flûtée : — Monsieur veut-il se servir ? — changeait de note pour crier brusquement à Joseph : — Voulez-vous du bœuf ? — Ce voulez-vous du bœuf et le ton dont cela était dit lui étaient insupportables ; cela signifiait : mon bel ami, ta place n’est pas ici. Il redoutait surtout les dîners de gala que M. Mirion donnait de temps à autre à ses amis. Il avait demandé à manger ces jours-là dans sa chambre, mais son patron lui avait répondu : — Pourquoi donc cela, mon garçon ? n’es-tu pas de la famille ? — Il se sentait dépaysé dans la société de ces petits bourgeois en goguettes qui le traitaient avec une familiarité sous laquelle perçait la morgue. Dans l’une de ces réunions, il entendit Mme Mirion dire à une de ses amies :

— Étonnez-vous qu’il nous soit si attaché ! que ne nous doit-il pas !

— Ce mot lui revenait sans cesse en mémoire, il se le répétait souvent à haute voix, et le pain qu’il mangeait lui semblait amer. Personne au demeurant ne soupçonnait ses secrets déplaisirs. L’excellent M. Mirion n’y entendait point malice ; je ne sais s’il eût été plus affligé ou plus indigné d’apprendre que son ouvrier n’était pas le plus heureux de tous les Joseph de la terre. Il aimait à le voir, à le regarder, non-seulement parce que sa figure était celle d’un homme qui lui était fort utile, mais parce que cette figure était celle de la meilleure action qu’il eût faite en sa vie, d’une action qu’il emporterait sûrement en paradis. — Ce gaillard est né coiffé, pensait-il ; sans moi, il aurait crevé, comme son père, à l’hôpital, ou, qui sait ? dans une cellule de pénitentiaire. Il nous doit un fameux cierge, à la Providence et à moi. Trouvez-moi donc un second