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prenons que l’infidèle Aza a renoncé à sa Péruvienne, L’amour de Déterville pour celle-ci qui ne l’aime pas, et qui n’entend pas le français durant la moitié du récit, ne réchauffe pas pour nous cette intrigue à distance entre doux Incas dont un seul a la parole.

Il ne s’agit donc pas de procurer à ce livre oublié des lecteurs nouveaux, bonne fortune qu’il ne connaît plus depuis longues années: ces pauvres vieilles amours, sous leurs grâces flétries, sont éteintes, bien éteintes. Et puis, quel moment serait plus mal choisi pour reporter sa pensée vers des conceptions imaginaires qui n’auraient pas même le mérite d’amuser? En revanche, il ne sera pas sans à-propos de tirer de l’oubli quelques traits de ce roman d’une femme qui, après avoir été cinquante-trois ans malheureuse sans fatiguer le public de ses plaintes, enferma dans ce livre élégiaque beaucoup moins de flamme que de philosophie morale et sociale. Les réflexions dont il est rempli roulent particulièrement sur les mœurs, sur la condition des femmes et l’état de la société. Les pensées sur l’amour y occupent la petite place comme elles l’occupaient désormais dans le cœur de l’auteur : elles trahissent l’âge de l’écrivain et l’expérience acquise. Tel qu’il est, l’ouvrage provoqua des admirations passionnées. Les grands succès s’expliquent toujours par quelque motif sérieux : certaines pensées singulières, hardies même, firent plus sans doute pour la réputation des Lettres péruviennes que les romanesques amours des deux Incas et leur manière de correspondre avec des fils de soie.

Les contemporains de Mme de Grafigny nous ont fourni peu de détails sur son compte. Elle vint fort tard à Paris n’ayant pas moins de quarante-trois ans à la suite de Mme de Guise, duchesse de Richelieu, sans argent, reléguée par sa pauvreté, par l’absence de tout éclat, dans une humble situation : elle manquait même de cette facilité d’esprit qui servait alors d’argent comptant à plus d’une femme dont la condition n’était pas meilleure que la sienne. Ceux qui la voyaient la connaissaient pour une personne de naissance distinguée, mais sans fortune, ayant tenu sa place dans la société de Lunéville, une femme lettrée qui venait de passer deux mois à Cirey et avait joué la comédie dans ce sanctuaire renommé des lettres, des sciences et de l’esprit. Sept ans s’écoulèrent sans qu’elle songeât à sortir de l’obscurité où la retenait une position tour à tour gênée ou dépendante ; pour la première fois elle essaya sa plume inexpérimentée, en 1745, dans une Nouvelle espagnole, qui avait pour sujet cette pensée, « que les mauvais exemples produisent autant de vertus que de vices. » Il y avait là un écho de la société où elle n’avait fait que passer, un de ces paradoxes où s’amusait l’esprit de Voltaire, quand il voulait se divertir à la façon des princes qui prennent leurs ébats sous le voile de l’incognito. Tout ce que nous savons de ce début, c’est que la philosophie de Mme de Grafigny fut trouvée plaisante.