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maines, la plus insouciante dans son égoïsme. Je suis presque tenté aujourd’hui de me reprocher cette exaltation bruyante, cette gaîté sans remords qui, du jour où nous quittâmes Kamiesh, s’emparèrent du Montebello.

Nous nous arrêtâmes à Constantinople pour y renouveler notre approvisionnement de charbon. Notre séjour dans le Bosphore ne fut qu’une succession de fêtes. Le sultan fit à l’amiral l’accueil auquel avait droit un des chefs qui avaient le plus contribué à le raffermir sur son trône. Les ministres enchérirent encore sur la réception du souverain ; ils savaient que l’amiral Bruat avait souvent consolé Omer-Pacha et le commandant de la flotte ottomane des dédains par lesquels on leur faisait si chèrement payer notre alliance ; ils tenaient à lui prouver que ces procédés délicats ne les avaient pas laissés insensibles. Leurs hommages et leurs attentions allèrent droit au cœur de notre excellent amiral ; les grandeurs n’avaient pas altéré sa simplicité. Dans le haut rang où ses services l’avaient fait parvenir, il était resté le plus aimable et le moins pompeux des chefs. Il commençait cependant à comprendre le rôle important qu’allait lui assigner l’éclat de cette campagne. La vivacité et la solidité de son jugement le rendaient propre à toutes les situations. La santé seule pouvait lui faire défaut, mais il semblait que le bonheur dont son âme se montrait inondée dût prolonger sa vie et lui refaire en quelque sorte une constitution. Nous rêvions pour lui de longs jours. Son énergie nous trompait ; il était de ces soldats qui meurent debout et pour ainsi dire sous les armes.

L’escadre avait quitté Constantinople ; elle avait doublé le cap Matapan. Quelques jours encore, et nous étions au port. La mort se dressa sur notre passage. Le 18 novembre, vers six heures du soir, l’amiral, qui n’avait cessé de diriger lui-même les mouvemens de ses vaisseaux, fut trouvé défaillant et presque évanoui dans sa chambre. Ses traits décomposés excitèrent nos alarmes. Ses joues étaient caves, et ce terrible signe du fléau qui avait fait tant de victimes dans l’armée de Crimée, la cyanose cholérique, marquait déjà d’un large cercle bleuâtre les yeux enfoncés dans leur orbite. La nuit ne fut qu’une lutte douloureuse et sans espoir avec la mort. Cette âme indomptable ne pouvait se résoudre à quitter ce corps de fer. Dans la matinée qui suivit, l’abattement succéda aux douleurs et aux angoisses. Il y eut comme une amélioration subite dans l’état du malade, mais l’œil exercé des médecins ne s’y trompa point. On fit appeler l’aumônier, et les dernières prières furent récitées en présence de tous les officiers de l’état-major général, agenouillés auprès du lit du mourant.

L’amiral, depuis que le mal avait fait, vers quatre heures du matin, de rapides progrès, n’avait pas proféré une parole. Jusque-là