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sa ville natale aux mains de l’étranger. Si ses efforts étaient demeurés impuissans, il n’eut certainement pas survécu à une pareille douleur.


V.

Mon ancienneté m’appelait à prendre le commandement de l’escadre, veuve de son illustre chef. Je la conduisis à Toulon. En arrivant au port, j’y trouvai mon brevet de contre-amiral. C’était encore une joie que la fortune avait ravie à celui qui mettait sa plus grande jouissance dans le succès des officiers qui le secondaient. J’avais été initié à toutes les pensées de l’amiral Bruat ; je dus à cette confiance l’honneur de siéger dans le conseil de guerre qui s’assembla aux Tuileries, sous la présidence de l’empereur. Ce conseil, dans lequel les chefs des armées et des flottes alliées figuraient en personne ou avaient leurs représentans, devait arrêter le plan des opérations de la nouvelle campagne. Il se partagea en deux sections. À l’une furent dévolues les affaires de la Mer-Noire, à l’autre celles de la Baltique. Dans la Mer-Noire, 224, 000 hommes, maîtres d’une des rives du port de Sébastopol, n’avaient pu passer encore sur la rive opposée. Dans la Baltique, on n’entrevoyait d’entreprise sérieuse et possible que la conquête de la Finlande. En somme, les objections dominaient et montraient la poursuite de la guerre sous un jour peu favorable. N’était-ce pas le résultat que s’était secrètement proposé l’empereur, peu désireux d’accabler la Russie ? Pendant qu’il nous amusait de ces débats, il avait entamé des négociations dont le ministre de Saxe, M. de Seebach, s’était fait l’intermédiaire. Un ultimatum avait été posé. L’Angleterre pensait que la Russie n’y souscrirait pas. Tout à coup nous apprîmes que la cour de Saint-Pétersbourg adhérait sans réserve à nos propositions. Les Anglais ne réussirent pas à cacher leur désappointement. La paix les venait surprendre au moment où leur amour-propre espérait une revanche. Ils avaient soigneusement reconstitué leur armée, transformé leurs vaisseaux, et accru leur flottille. Ils se croyaient prêts ; nous les condamnions à rester sur l’échec du Grand-Redan. La résignation était difficile ; l’Angleterre cependant se résigna. Elle ne pouvait méconnaître que la France était lasse de cette guerre, dans laquelle nous n’avions jamais apporté de passion ; mais, tout en se résignant, nos alliés nous gardèrent rancune de ce qu’ils appelaient « notre mobilité. » Ils nous reprochèrent de ne savoir pousser aucune affaire à fond, de nous contenter d’avantages illusoires et de laisser redoutable encore un ennemi qui n’oublierait pas aisément les blessures que nous lui avions infligées. Un instant, ils songèrent à nouer d’autres, alliances. L’Autriche semblait