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acception de personnes ni distinction d’origine, une propriété privée en un mot, sans titre ni attache officiels. Devant ses forges, toutes les puissances sont traitées sur le même pied. Ces mêmes canons que l’usine vend à la Prusse, elle les a offerts et vendus aux autres nations en qualité identique, dans les mêmes formes et avec les mêmes effets. La compagnie fait commerce de canons d’acier comme de roues d’acier, de bandages, d’essieux droits ou coudés s et d’arbres d’hélice ; des modèles sont sous les yeux des acquéreurs, libres de les mettre à l’essai et de choisir. Le canon est un article d’assortiment, et, on peut ajouter, le dernier venu.

Le matériel d’artillerie n’a figuré en effet sur les catalogues d’Essen qu’à une date assez récente. La pièce de campagne exposée à Londres en 1851 était et resta ce qu’on nomme en termes du métier une montre. On ne fait pas de pièces de canon pour le plaisir d’en faire, ceux même qui en commandent espèrent en tirer quelque parti ou pour leur grandeur ou pour leurs intérêts. C’est là un jeu terrible, et personne n’était alors en mesure d’en courir la chance. Comment prévoir qu’à peu d’années de là deux grands pays seraient successivement, de la part d’un état moindre, l’objet d’une surprise, et que, coup sur coup, le reste de l’Europe y assisterait l’arme au bras ? La fabrique de canons d’Essen ne prit d’activité que lorsque cette éventualité devint de plus en plus manifeste, et qu’il y eut convenance à multiplier les instrumens de conquête pour les chefs d’armées qui allaient ravager le monde à leur profit. En 1858, le mouvement ne s’était pas encore prononcé ; à peine avait-on fabriqué une centaine de pièces pour des destinations de fantaisie, la Turquie, l’Egypte, le Japon, les républiques américaines, rien de sérieux avant la guerre du Holstein et l’attaque des lignes de Duppel. Il y eut seulement alors comme un essai à huis clos de quelques batteries qui, dans le tir et la charge, offrirent des perfectionnemens inattendus. On n’en fit pas de bruit, quoique au fond elles eussent réussi. En Bohème, mêmes incidens, après Sadowa, dans la poursuite sur l’Elbe : là aussi des pièces d’essai servirent à vérifier les portées, les modes de construction, le degré de résistance des matières, tout cela discrètement ; on ne voulait rendre sensibles les effets de ces nouveautés qu’avec un armement complet.

Essen, il faut le dire, ne s’est jamais prêtée à ces mystères ; sa fabrique de canons a toujours travaillé à ciel ouvert. Il ne peut plus y avoir de secrets dès qu’il faut vendre, et beaucoup vendre. Ces secrets se gardent dans une usine officielle, dans les cartons d’un état-major, d’un comité spécial. Dans une usine libre, tout ce qui s’invente, tout ce qui s’exécute est de deux choses l’une, ou