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la liberté sont inséparables, répondent avec assurance : des institutions libres et la république. D’autres, et malheureusement ce sont les plus clairvoyans, comme Tocqueville, Quinet, Passy, Renan, craignent que nous n’aboutissions au despotisme démocratique. « L’avenir de l’Europe, dit M. Quinet, sera-t-il donc de produire d’immenses démocraties serviles, qui graviteront incessamment vers l’arbitraire d’où elles sortent et où elles rentrent ? » Mais le despotisme ne pourrait s’établir d’une façon stable, — et quelle stabilité ! — que par l’avilissement des caractères et par la perte de tout sentiment d’indépendance, c’est-à-dire par la dégradation de notre espèce. Afin d’échapper à ce désolant avenir, il faut voir à quelles conditions on peut maintenir des institutions libres et ne reculer devant rien pour réaliser ces conditions.

Mais un peuple peut-il adopter et surtout conserver les institutions qu’il juge les meilleures? L’école historique le nie. D’après elle, les institutions politiques sont le résultat nécessaire des instincts, des traditions, de toute l’histoire d’un peuple, et c’est en vain qu’il tenterait de se soustraire à cette fatalité. S’il la méconnaît et s’il veut se donner des institutions que son tempérament ne comporte pas, il ne fera qu’accumuler des ruines. Cette opinion a longtemps dominé en Allemagne et en Angleterre. En France, une manière de penser tout opposée a toujours régné. Les systèmes politiques s’y sont formés par l’étude de l’antiquité. Or on voit dans presque toutes les cités antiques des instituteurs de peuple changer complétement les lois, interrompre brusquement la tradition et donner à l’état une organisation entièrement nouvelle. C’est le souvenir de ces exemples qui poussait la, Virginie à demander une constitution toute faite à Locke, la Corse et la Pologne à en demander une à Rousseau.

Ces brusques changemens de l’organisation politique et même sociale étaient possibles dans l’antiquité, parce qu’ils ne s’appliquaient qu’au petit groupe des hommes libres, et que par l’esclavage toutes les difficultés économiques, les plus graves de toutes, étaient écartées; mais c’est une profonde et dangereuse erreur de croire que dans nos sociétés modernes, où toute question politique se complique d’une question économique, on puisse procéder comme dans les sociétés antiques. Cette erreur revient à chaque page dans l’Esprit des lois. Partagée même par un esprit aussi sensé que Montesquieu, répandue par Rousseau, par les écrivains du XVIIIe siècle et par les orateurs de la révolution française, elle a pénétré profondément dans les esprits en France, et elle a conduit aux lamentables échecs que l’on sait. On croyait et on croit encore que pour faire des lois il ne faut interroger que la raison sans tenir compte