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rirent. Un autre Français qui tenait boutique dans le voisinage fut massacré; sa femme, qui avait pu s’évader sur le moment, fut égorgée pendant la nuit. Enfin trois Russes, que l’on aperçut près du lieu du carnage, partagèrent le même sort ; mais trois de leurs compatriotes, ayant pu faire connaître la nationalité à laquelle ils appartenaient, s’échappèrent sains et saufs. Il y avait encore dans le quartier chinois des Anglais, des Allemands et des Suisses que personne n’inquiéta; les autres édifices de la colonie européenne, situés à l’écart, comme nous l’avons dit, ne furent pas menacés un seul instant. Les consuls en résidence à Tien-tsin ne tardèrent pas à connaître tous les détails de cet affreux événement. Outre que les Chinois racontaient volontiers ce qui s’était passé, on eut les récits de trois Français qu’un heureux hasard avait préservés. L’opinion générale attribuait une large responsabilité dans cette affaire aux autorités locales. Il y avait assurément dans la ville quantité de gens sans aveu, pirates, brigands ou soldats déserteurs; mais le gros des émeutiers se composait des sapeurs-pompiers indigènes, qui se réunirent au son du tam-tam, comme en cas d’incendie, et qui se dispersèrent de même quand le crime fut accompli.

Quels étaient les chefs et les instigateurs de ce complot? L’opinion publique en désignait trois, qui étaient des personnages les plus considérables de l’empire. D’abord Tseng-kou-fan, que l’on regarde en Chine comme le chef du parti hostile aux étrangers. Au temps de l’expédition anglo-française, il avait ouvertement conseillé à son souverain de lutter jusqu’à la dernière extrémité plutôt que d’accorder la moindre concession aux vainqueurs. Vice-roi de Nankin, il n’avait pas su ou plutôt il n’avait pas voulu réprimer des attaques contre les Européens ; quand il était venu visiter Shang-haï en 1868, c’était un bruit courant parmi les Chinois que le jour de l’expulsion des barbares était proche. Vaincu en rase campagne, battu sur le terrain diplomatique, il avait conçu le projet, pensait-on, de susciter contre ses éternels ennemis une série de coups de main populaires dans tous les ports ouverts aux étrangers, et en effet il était depuis peu de temps vice-roi de la province de Tché-li quand survint le massacre de Tien-tsin. L’un de ses principaux complices était Chen-kou-jui, qui commandait à Tien-tsin en 1859, que l’on accusait déjà d’avoir soulevé le peuple du Szé-tchuen et de Nankin contre les missionnaires, et qui était revenu à Tien-tsin depuis quelques mois. Enfin Tchoung-hou, gouverneur de la ville, avait eu sans contredit connaissance de la situation des esprits quelques jours avant l’événement, et, loin de calmer l’irritation du peuple, il avait refusé d’intervenir, on l’a vu, quand M. Fontanier réclamait son assistance au moment le plus critique.

L’émotion fut grande, on le conçoit, dans toutes les colonies eu-