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prochaine, on les entraînait au son des hautbois, au bruit des chants, à la lumière des flambeaux. Le sage empereur Adrien n’était pas exempt de cette folie ; quand son bon cheval Borysthène mourut, il lui fit élever un magnifique tombeau avec une inscription élogieuse comme pour un combattant de Marathon. La Grèce antique elle-même avait cette coutume d’ériger des mausolées aux grands vainqueurs de ses courses olympiques. L’empire byzantin suivit la double tradition romaine et grecque dans ce qu’elle pouvait avoir de plus extravagant. Parmi les amateurs les plus célèbres, on cite un patriarche, un chef de l’église orthodoxe universelle, un souverain pontife de l’Orient, Théophane, prélat de race impériale, qui vivait au Xe siècle et qui ne le cédait pas en débauches et en scandales aux papes romains de la même époque, Jean XI et Jean XII. Cet étrange pontife, oubliant les modestes traditions de ses prédécesseurs, qui ne chevauchaient que sur des ânes en mémoire du fils de David à son entrée dans Jérusalem, nourrissait plus de mille chevaux ; ses écuries étaient de véritables palais ; dans les boxes dorées, il n’était pas question d’avoine ou de foin, mais de blé, de pistaches, de dattes, de figues, de raisins secs ; on abreuvait, on lavait les coursiers avec les vins les plus précieux, on les parfumait avec le safran et le cinnamome. Un jour, connue il officiait à l’autel de Sainte-Sophie en présence de l’empereur et de toute sa cour, en présence des patriarches de l’Orient, des métropolites, des évêques, d’un clergé et d’un peuple innombrable accourus de toutes les villes voisines, on vint lui dire à l’oreille que sa jument favorite venait de mettre bas. Aussitôt de dépêcher à la hâte la grandiose et interminable liturgie de l’église orthodoxe, de laisser là tout ce monde, les princes, les pontifes, les moines thaumaturges, et de courir à son écurie. Un autre de ses contemporains, l’empereur Michel III, se livrait à de semblables excentricités ; il descendait lui-même sur la piste et conduisait les chars en casaque de cocher bleu. On vint l’interrompre dans une course pour lui apprendre qu’on avait reçu un télégramme sinistre : des feux allumés de montagne en montagne depuis le fond de l’Asie jusqu’aux portes de Constantino ; >le annonçaient que les armées byzantines étaient battues sur les bords de l’Euphrate. Il ordonna d’éteindre ces fanaux importuns, et continua à disputer le prix ; le peuple l’approuva. Qu’étaient les défaites à la frontière, si l’on avait des victoires dans le cirque ? Au reste, ce patriarche et cet empereur eurent une mort digne de leur vie : l’un mourut d’une chute de cheval, l’autre, assassiné dans l’hippodrome, eut pour linceul une couverture d’écurie.

Mais, quelle que fût la passion des Byzantins pour les coursiers, ceux-ci n’occupaient que le second rang dans leurs affections. Chez nous, on décerne les prix au cheval, on n’accorde au jockey que