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prit aucun souci de cette touchante invocation. Alors les verts perdirent patience et se mirent à crier : « Voilà que tu as encore trop fêté la bouteille ! voilà que tu vois trouble ! » Le tyran furieux lâcha sa garde sur le peuple, fit trancher des têtes, couper des nez et des oreilles, coudre des mutins dans des sacs de cuir, pour qu’on les jetât à la mer. Il est vrai que peu d’années après ce même peuple eut la consolation de voir Phocas brûlé vif dans le taureau d’airain par son vainqueur Héraclius.

Tel était l’hippodrome à Byzance. Voilà ce qui, pour les Grecs du moyen âge, avait remplacé Eschyle et Sophocle, la mort d’Ajax et le sacrifice d’Iphigénie ; voilà ce qui rendait chez eux toute littérature dramatique impossible. Térence, s’il fût revenu des Champs-Elysées, eût vu les Néo-Romains lui tourner le dos pour regarder des cochers, comme autrefois les Romains de la république pour des combats d’ours.


VI.

Nous avons vu l’hippodrome au temps de sa splendeur ; il déclina avec l’empire. Dès le Xe siècle, ses magnificences ont quelque chose de mesquin et de fripé. On n’a de chevaux que le nombre strictement nécessaire pour fournir les huit courses de la journée ; si l’un d’eux tombe malade, il y en a un qui est forcé de courir deux fois. Les cochers ont des vêtemens brodés d’or et d’argent, mais qui ont déjà été portés par plusieurs générations de rochers. Autrefois, au temps des césars de Rome, au temps encore de Justinien, les vainqueurs étaient magnifiquement récompensés ; « on leur donnait non des prix, mais des fortunes. » Au Xe siècle, le cocher vainqueur reçoit 3 écus, environ 45 francs de notre monnaie ; de plus on lui pose sur la tête une couronne de bronze doré qui, après la cérémonie, fait retour au vestiaire de la faction, pour récompenser les vainqueurs des générations suivantes.

Pourtant l’hippodrome n’avait encore rien perdu de sa splendeur monumentale. L’empire de Byzance était comme un noble de bonne maison qui vit d’économie, mais qui ne peut se décider à congédier ses cochers, à mettre à l’encan le mobilier qui lui reste de son ancienne opulence. La magnificence de l’hippodrome faisait encore passer sur la mesquinerie qui présidait à ses solennités. En 1203, les Latins s’emparèrent de Constantinople. Parmi les pèlerins militaires qui mirent cette cité chrétienne au pillage se rencontra un pauvre gentilhomme amiénois, Robert de Clary. Comme Villehardouin, il nous a laissé en langue française le récit de cette brillante et déplorable expédition ; son manuscrit, retrouvé dans une