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ou mauvais dans les opinions, les dispositions, l’état intellectuel et moral des hommes. Pour comprendre une nation à un moment donné et intervenir avec intelligence dans son sort, il faut connaître et apprécier à leur juste valeur les idées et les événemens qui l’ont faite ce qu’elle est. C’était à ces sources de notre histoire que remontait sans cesse M. Royer-Collard pour expliquer à elle-même la nouvelle société française et découvrir l’art de traiter avec elle. Les doctrinaires s’imposaient le difficile, mais légitime et nécessaire travail de considérer la vie nationale dans toute son ampleur comme dans sa complexité, et de faire servir l’intelligence du passé au bon gouvernement du présent et au vrai progrès de l’avenir ; mais ce travail même était une œuvre philosophique, et qui n’atteignait qu’indirectement à la politique contemporaine ; c’est du présent surtout, de ses intérêts, de ses passions, de ses penchans, que se préoccupent les praticiens politiques ; ils ne se fatiguent guère à étudier le passé et à préparer l’avenir. Les doctrinaires étaient, pour eux et pour le commun public, des philosophes chercheurs et souvent rêveurs, bien plus que de vrais et bons conseillers d’état.

Ce fut au groupe des doctrinaires que vint se rallier le duc de Broglie quand il résolut de se séparer de ses premiers amis politiques. Il n’y avait en lui aucune tendance apparente dans ce sens ; il n’était ni philosophe, ni écrivain de profession et d’habitude ; attaché comme auditeur au conseil d’état impérial, il avait vu de près pendant six ans ce régime où la philosophie et les doctrines tenaient à coup sûr peu de place ; il avait assisté à son administration intérieure et extérieure, à ses guerres, à ses négociations diplomatiques ; mais ce spectacle de tant de revers après tant de triomphes n’avait point passé impunément devant ses yeux : c’était sa nature de souhaiter dans le gouvernement des peuples autre chose encore que de la force et de la gloire, et d’y vouloir de la justice et de la liberté. C’était de plus le besoin spontané de son esprit de monter au point élevé de toutes les questions et d’en étudier la solution rationnelle en même temps que l’application pratique. Il y avait sous ces divers rapports, entre les doctrinaires et lui, une grande analogie d’instincts, de goûts et de méthode. Il était assuré aussi de rencontrer en eux cette mesure d’indépendance dans la pensée et dans la conduite qui concilie la dignité de la personne avec les habitudes de respect et de discipline dont la vie politique a besoin. L’union fut donc naturelle et facile entre lui et ses nouveaux alliés. Ce fut bientôt, entre lui et moi, plus que de l’alliance. Nous n’avions dans notre passé à peu près rien qui nous fût commun : nous étions divers par l’origine, lui né grand seigneur, moi bourgeois, — par l’éducation, lui élevé à Paris, moi à Genève, — par la religion, lui catholique, moi protestant, — par nos débuts