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céda sans résistance, se soumit, passive. Un amant plus riche possédait l’affranchie. Tibulle s’avoue qu’alors que Délia était sienne, il a follement agi en lui préférant « le butin et les armes[1]. » Qu’un autre triomphe des Ciliciens et revienne à Rome couvert d’or et d’argent; quant à lui, pourvu qu’il soit près de Délia, volontiers il attellerait lui-même ses bœufs, ferait paître son troupeau sur un mont solitaire. Malheureusement (qui le sait mieux que Tibulle?) la mère de Délia ne partage point ces goûts champêtres. Aussi n’est-ce point l’amant qui parle ainsi, c’est le poète, l’artiste, qui se livre à son génie et trouve de beaux vers dans sa tristesse. Les plus beaux à mon sens sont encore des vers inspirés par un profond sentiment religieux. Le paysan latin que nous connaissons, l’Italien d’une dévotion un peu étroite et bornée, foncièrement superstitieux, perce tout à coup avec une certaine grandeur antique sous le brillant cavalier qui gémit à la porte des belles donne. Voici, comme toujours, le sens littéral de ces vers, car je n’ai pas la prétention de traduire les poètes, a Ai-je offensé par un mot la puissante Vénus, et ma langue expie-t-elle maintenant son impiété? M’accuse-t-on d’avoir approché impur du séjour des dieux, et d’avoir dépouillé de leurs guirlandes les foyers sacrés? Je n’hésiterais pas, si j’avais péché, à me prosterner dans les temples et à baiser le seuil consacré; je n’hésiterais pas à me traîner à genoux, suppliant, sur le sol, et à frapper misérablement de ma tête la porte sainte[2]. »

Un moyen presque infaillible restait cependant au pauvre poète pour se faire ouvrir la porte de l’amie ; c’était d’y frapper les mains pleines[3]. C’est là, on le comprend, une simple figure poétique. Tibulle n’est point un personnage de comédie qui n’entre chez le ruffiano qu’en lui jetant une bourse à la tête; il est fort probable que la « porte[4], » — cette fameuse porte tant exécrée, tant célébrée chez les poètes lyriques et élégiaques[5], — n’est ici qu’un prétexte à variations sur un thème classique. Il faut en dire autant et des vers de la troisième élégie délienne (II), dans lesquels il croit devoir enseigner à Délia l’art de tromper un mari jaloux, et des distiques de la cinquième (VI), où il s’adresse au mari pour l’instruire de tout ce qu’il doit faire pour surveiller la perfide Délia. Feindre d’admirer la pierre gravée ou le cachet d’une bague pour pouvoir, à l’ombre de ce prétexte, presser la main de l’amie, faire certains signes de tête muets dont le sens échappe au mari, tracer

  1. Tib., I, II, 65 sqq.
  2. Tib., I, II, 79-86.
  3. I, V, 67-68.
  4. I, II, 5-14.
  5. P. ex., Hor, Od., I, XXV, 3-8; III, X, 1-4, et surtout Prop., I, XVI.