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inspirées par Délia cinq autres poèmes de même nature, et publiait son premier volume de vers. D’une époque antérieure aux élégies déliennes sont l’Eloge de la paix (I, X), et les trois élégies (I, IV, VIII, IX) dans lesquelles Tibulle a chanté son jeune et beau Marathus, comme Virgile avait chanté son Alexis, Catulle son Juventius, les anciens ne rougissant point d’aimer la beauté partout où elle brillait. Le poème écrit pour célébrer l’anniversaire de la naissance et le triomphe de Messala (I, VII) est seul postérieur, puisqu’il fut composé vers 727. Il y avait un an qu’Octave avait reçu le titre de prince du sénat. Sur la proposition de Munatius Plancus, le sénat venait de lui décerner le surnom religieux d’Auguste. Ovide nous apprend qu’alors Tibulle était déjà « lu, connu et goûté du public. »

Legiturque Tibullus
Et placet, et jam te principe notus erat[1].

Il ne paraît pas pourtant qu’il ait rien écrit durant plusieurs années. Les élégies du deuxième livre et les parties authentiques du quatrième sont des derniers temps de sa courte existence. Que fit-il pendant les sept années de vie que les « destins avares, » comme dit le poète de Sulmone, lui accordèrent encore? Il fit sans doute ce qu’on fait lorsqu’on a achevé son roman, lorsqu’on a une fois touché le fond de la nature humaine, lorsqu’on n’a plus la capacité de souffrir ni le désir même d’être heureux : il vécut. Il pouvait dire avec Sappho : « L’amour a secoué mon âme comme lorsque le vent, s’abat sur les chênes dans la montagne[2]. »

Il vécut, dis-je, et il faut convenir qu’il n’eût pu mieux choisir son temps. L’immense majesté de la paix romaine commençait à se lever sur le monde. Le pouvoir d’un seul avait paru l’unique remède des discordes civiles. Si Tacite lui-même l’a reconnu[3], Tibulle aurait eu mauvaise grâce à le nier; il ne combattait pas à Philippes. Le nom d’Auguste n’étant point dans les élégies de Tibulle qui sont venues jusqu’à nous, quelques critiques ont supposé que le poète n’avait pas pardonné à Octave la mort de son père et la perte de son patrimoine; mais, outre que rien absolument ne nous a été transmis sur la mort du père de Tibulle, nous avons vu que le fils a suivi en Gaule un lieutenant d’Octave, et que très vraisemblablement il a dû au crédit de Messala le rétablissement de sa fortune. Que savons-nous des idées politiques de Tibulle? Rien, car il n’y en a pas trace dans toute son œuvre. Naturellement cela fit scandale, il fallait vivre en ce temps pour entendre reprocher à Tibulle

  1. Ovid., Trist., II, 463-464.
  2. Fragm. 43, éd. Th. Bergk (Lip. 1867).
  3. Ann., 1, 9.