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LETTRES D’UN MARIN.

nous ne tarderons pas à tomber dans un désarroi complet. Vous ai-je déjà dit qu’à Bombay on ne veut pas recevoir nos traites sur le gouvernement français ? Le commandant Lapierre de la station de Chine, naufragé sur la Gloire, avait tiré des traites sur le trésor pour ramener en France les équipages naufragés ; le gouvernement provisoire a laissé protester ces traites pendant dix jours, et notre crédit est déshonoré dans l’Inde. À Bombay, je suis connu : le commerce m’offre sur ma seule signature 200 ou 300,000 francs, si je les désire ; mais il refuse les traites du commandant de huit bâtimens de guerre, de 2,000 hommes et de 100 canons. Déplorable effet des révolutions ! Tout ce qui s’est passé en France cette année nous fait pitié. L’incroyable mollesse du gouvernement de juillet, l’affreuse alliance des républicains et des communistes, le peu de tenue, de dignité et d’intelligence de la nouvelle assemblée, — tout cela nous attriste. La grande majorité, la presque universalité de la France veut l’ordre, mais nous n’apercevons personne qui ait le courage de prendre les mesures propres à l’assurer.

Enfin, malgré l’état dans lequel je vais retrouver ma patrie, je ne suis pas fâché d’y retourner ; je désire être témoin de ces convulsions au milieu desquelles elle se déchire elle-même. Et puis il n’y a plus d’orgueil possible pour un Français en face de l’étranger. Nous nous rendons méprisables ; les Français apparaissent comme un peuple de gamins. Je fais tout ce que je puis pour maintenir la dignité nationale autour de moi ; la Reine-Blanche est tellement admirable que les Anglais en sont stupéfaits, ils y sentent comme l’émanation d’un grand peuple. Ils ne comprennent pas que la même nation puisse produire tout ensemble et cette honteuse révolution de février et ces ignobles scènes de juin et un noble navire comme la Reine-Blanche. Ils font sur nous les plus étranges réflexions. Pourquoi n’êtes-vous pas Anglais ? Quant aux plaisirs et aux distractions, on nous en offre de tous les côtés ; mais je n’ai pas la moindre disposition à m’y livrer. Quelques dîners acceptés et rendus, voilà à quoi se borne ma représentation ; si je n’ai pas refusé tout, c’est que je n’ai pas jugé convenable de m’effacer complètement. Les dames admirent surtout mon appartement, elles sont folles de mon cabinet de toilette ; cependant j’ai terminé l’arrangement de tout cela avec le dégoût au cœur. Dans un mois peut-être, il va falloir livrer cette noble Reine-Blanche à d’autres mains.

Mais vous, que devenez-vous au milieu de tant d’agitations, de tant de bouleversemens ? Je me figure que vous avez été chercher un asile à la campagne ; puis en d’autres instans je me prends à penser que vous êtes restée à Paris, que vous n’avez pas voulu déserter la patrie en vous éloignant des hommes et des événemens,