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vrier à sa nudité presque complète. J’allais me précipiter sur lui pour l’étrangler, lorsque derrière moi j’entendis un jurement horrible et une respiration haletante. C’était da Silva, et en vérité sa présence ne me surprit pas. Je vis que le misérable, tenant levée sur moi comme une massue la crosse de son fusil, allait la laisser retomber pour me briser le crâne. Je pus éviter le coup : alors, aveuglé plus encore par la colère que par la douleur, je pris mon gigantesque ennemi à bras le corps. Le soulevant de terre comme une plume et le maintenant sur ma hanche droite avec mon bras valide, je tourbillonnai deux fois sur moi-même; enfin, dans un effort suprême, je le lançai dans l’abîme à dix pas de moi. Il y eut un grand silence, puis un cri lamentable. J’allais courir vers le gouffre et peut-être dans mon trouble y suivre mon ennemi, lorsque, épuisé par tant d’émotions, je me sentis défaillir. Je tombai dans les bras de quelqu’un qui doucement cherchait depuis un instant à me retenir. Avant de fermer les yeux, je vis le vieux chevrier, qui, affectueusement penché sur moi, me regardait. Le pauvre esclave n’avait pas osé m’avertir du danger, mais il me plaignait et me secourait de son mieux.

Quinze jours après cet événement, je me souviens qu’il faisait presque nuit lorsque j’entendis à l’entrée de ma chambre comme un frôlement de robes, un doux chuchotement, des pas légers. J’ouvris les yeux, alanguis par la fièvre que me causait la blessure de l’arme à feu. Je vis Rita, qui, guidée par Mme d’Oliveira, s’avançait toute tremblante vers mon lit. Les deux femmes mirent un doigt sur leur bouche et me firent signe, de ne pas m’agiter. Sur un geste amical de Mme d’Oliveira, Rita s’inclina lentement vers moi, posa ses lèvres sur mon front; puis, voilant son beau visage sous sa mantille bleue, elle me dit tout bas ; — Guérissez-vous, Christian, et je serai votre femme devant Dieu; da Silva est mort.


Je vous envoie ce récit, que j’ai pu écrire chez moi, dans ma plantation, avec ma chère femme à mes côtés épluchant le produit de mes cotonniers, et mes jeunes enfans, plus blancs que beaucoup d’Européens, jouant à l’ombre de nos cocotiers presque aussi jeunes qu’eux. Grâce au travail, nous avons pu conjurer la misère, braver la mort, nous préserver des fièvres paludéennes en assainissant notre solitude; nous avons réalisé le rêve hardi que l’amour m’avait suggéré.


EDMOND PLAUCHUT.