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LETTRES D’UN MARIN.

mais qu’est-ce que ces vastes terres dont vous avez hérité ? qu’y faites-vous ? quel charme nouveau ajoutent-elles à votre existence ? quelle influence y exercez-vous ? Je ne sens rien de tout cela. J’y vois de l’occupation pour M. de La Grange, quelques traces d’affaires ; mais je ne vous suis pas bien dans vos pérégrinations à travers vos domaines, je me figure même que vous restez au logis, et c’est là que ma pensée va vous chercher et s’établit côte à côte sur un fauteuil près de vous.


Paris, vendredi matin, 15 juin 1849.

J’ai passé la journée d’hier et celle d’avant-hier à courir la ville ; il m’importait de me faire une idée de la lutte que la société livre en ce moment, j’ai voulu juger par mes propres yeux de la physionomie de Paris. J’ai recueilli de mes courses un accroissement de mépris pour l’administration et le gouvernement qui se sont jetés dans la boue le 24 février, un dégoût profond pour cette population qui se laisse insulter, bafouer, fouetter, et pis encore, par une poignée de goujats, la bave de la nation, — enfin la satisfaction de ne m’être pas trompé sur le compte de Changarnier, qui a très bien mené son affaire ; mais quel spectacle honteux et hideux présente aujourd’hui Paris ! En pleine paix, une armée de près de 100,000 hommes bivouaque sur les places publiques, aux Tuileries, sur le Carrousel, au milieu de la place Royale (c’est-à-dire des Vosges), au Panthéon, au Conservatoire des arts et métiers, dans la cour du Palais-Royal ; nos soldats, nos propres soldats, font bouillir leurs marmites sur des pavés arrachés et disposés en foyers. Des patrouilles innombrables parcourent la ville. À la tête de plusieurs rues qui débouchent dans la rue Transnonain, j’ai vu des pavés remués, des blousiers perchés sur ces ruines comme des vautours ; une fainéantise sauvage, l’œil au guet, attendant sa proie, mais refoulée par des piquets de soldats ; j’ai entendu quelques cris de vive la Constitution poussés par des hommes pris de vin ou par des gamins et des voyous ; les boutiques étaient fermées presque partout. Au faubourg Saint-Marceau, les figures m’ont paru hébétées par le choléra. Pas le moindre mouvement d’émeute ; des femmes qui pleurent, des convois funèbres qui passent, voilà ce qui m’a frappé.

Maintenant nous jouissons de la tranquillité de l’état de siège. La majorité de l’assemblée se conduit avec assez de résolution et entraîne le ministère. Le président de la république se conduit avec calme et fermeté ; on est fort content de lui. Les qualités qu’il développe, entièrement exemptes de fanfaronnade, surprennent tout le monde. Il a l’esprit, dans ses proclamations, de sortir enfin du bul-