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autre ; je lui offris mon amitié, qu’il repoussa d’un ton de mépris, ce qui n’empêche pas que depuis il a été le meilleur de mes amis. Si je n’avais pas été si fière, nous serions heureux maintenant. Il me semble que vos malheurs sont le châtiment de mon orgueil. Pourquoi disiez-vous tout à l’heure que nous allions nous séparer pour toujours ? Vous n’aurez pas le cœur de me punir si sévèrement. Dites-moi que vous ne le ferez pas !

— Enfant ! que voulez-vous faire ? Votre père ne consentira jamais à donner sa fille à un homme déshonoré. Si cruel que soit notre sort, il faut nous y soumettre.

— Vous m’avez demandé un jour d’être votre femme ; vous me croyiez coupable alors. — Elle parlait très bas, avec une confusion si chaste que son amant sentit qu’il n’aurait jamais le courage de renoncer à elle. — Je refusai parce que j’étais trop fière pour souffrir d’être blâmée, même par vous. Je vois à présent combien j’ai eu tort ; je vois aussi qu’il m’est impossible de vivre sans vous au milieu de ces misérables qui ont brisé votre vie, qui briseront la mienne, si vous me repoussez. Emmenez-moi, Gérald !

Antrasther, les yeux fixés sur son visage rougissant, dit avec tristesse : — Mon enfant, vous ne savez pas ce que vous me demandez. Le monde, qui est à vos pieds, se tournera contre vous. Vos amis vous plaindront, vos ennemis vous montreront au doigt ; si votre âme est assez forte pour endurer les railleries et les mépris, songez que vous serez vouée au travail, à la pauvreté, à la misère, — car je suis pauvre, mon amour ; j’ai juste assez d’argent pour payer mon passage jusqu’à une colonie où je gagnerai mon pain en travaillant.

Elle se cramponnait à lui en sanglotant, — Emmenez-moi ! Que m’importent le monde, le travail et la misère, pourvu que je sois avec vous ! Ne me dites pas de vous quitter, c’est la seule chose que je ne puisse supporter.

— Que Dieu me vienne en aide, murmura-t-il. Je n’ai pas le cœur de vous dire non, et cependant je le dois. Ma bien-aimée, songez à votre père, qui vous adore ! Si vous n’avez pas pitié de vous-même, ayez du moins pitié de lui.

— Non, répondit-elle d’un air sombre ; il vous abandonne, vous, son vieil ami, à l’heure de l’épreuve ! Je plains mon père, et je le hais presque en ce moment. Ne me regardez pas avec ces yeux sévères… S’il faut choisir entre lui et vous, c’est vous que je choisis.

Anstruther poussa un sourd gémissement ; de larges gouttes de sueur perlaient sur son front. — Cécile, dit-il lentement et avec effort, votre père a été dur pour moi, mais il croyait être juste. Moi, son vieux camarade et son ami, puis-je lui voler son unique