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Je l’aidais avec la sollicitude d’un amant à garder ses chevreaux sur les rochers de notre village. Je remplaçais avec orgueil son chien que le loup avait emporté. J’allumais pour la réchauffer le feu de bruyère sous la grotte. Je n’entendais pas le son de sa voix sans frisson, et quand nous montions ensemble le roc escarpé qui mène aux pâturages, je marchais derrière elle, et je posais avec intention mon pied sur la trace du sien pour que nos deux ombres du moins n’en fussent qu’une sur le chemin. Elle habite encore la même chaumière, et je ne puis me défendre d’un certain attendrissement quand je la rencontre aujourd’hui, rapportant sur ses épaules les fagots de buis coupés sur les montagnes pour le foyer de ses enfans[1]. »

Prononcer le nom de Dante en pareil chapitre est un contre-sens. Que peut avoir de commun avec une berquinade sur laquelle « cinquante amours ont passé » un sentiment qui remplit à lui seul toute l’existence du grand Florentin, cet amour de la terre et du ciel, à la fois passion et symbolisme, songe et réalité, éther et flamme, qui reste encore aujourd’hui l’unique fil d’Ariane pour nous diriger à travers les profonds labyrinthes de la Divine Comédie? Lorsqu’au printemps de 1274 l’adorable fille de messer Folco Portinari lui apparut, Dante en effet avait neuf ans. Elle passa, et il l’aima d’une force inexprimable, dans la vie comme dans la mort, car il convient aussi de ne pas toujours la voir à l’état de symbole, cette charmante Béatrice. Avant d’être devenue « la conception des choses divines, » c’était une simple, accorte et jolie demoiselle. Boccace nous la montre sous des traits qui n’ont rien que d’humain, agréable et suave, et, puisqu’on aime les rapprochemens, opposons au maniérisme anecdotique du dandy britannique ce passage de la Vita nuova, tendre, passionné, sincère comme le premier amour et la première douleur, où le poète raconte la vision que, malade, au lit depuis neuf jours, il eut pendant sa fièvre. « M’étant pris à penser à la dame de mon amour, je me dis avec un profond soupir : Hélas ! il faut que la belle Béatrice, elle aussi, meure ! » Aussitôt ses yeux se mouillent de larmes, car il lui semble ouïr de la bouche d’un ami la funeste nouvelle. « Je vis le corps où cette âme noble et sainte avait habité, des jeunes filles enveloppaient son visage de voiles blancs, ce visage si doux et si modeste que j’entendais les anges murmurer : C’est la source de la félicité suprême! » Et lui, en présence de cette mort, il s’écrie : « O Béatrice, sois bénie ! » Cependant les femmes qui le gardent le réveillent de sa vision. Non certes, elle ne fut pas toujours une insensible et froide allégorie, cette chère maîtresse de

  1. Lamartine, Vie de lord Byron.