Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/536

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lions et ses fontaines jaillissantes le berçaient de souvenirs chevaleresques; mais que vaut le Dernier des Abencerages comparé à Childe-Harold? Qu’est-ce que ce romantisme académique près de l’éclatante éruption d’une âme d’où la souveraine poésie déborde tout à coup en jets de flamme? Lord Byron une seconde fois quittait l’Angleterre, et ce jour-là pour ne la plus revoir. La femme qu’il avait aimée, illustrée de son nom, le chassait du foyer une torche de furie à la main. S’il est vrai que le poète ait besoin des flagellations du sort, si la cécité d’Homère et de Milton, l’exil et les souffrances d’Alighieri, les rudes épreuves de Camoens, entrent pour quelque chose dans l’impérissable ciment de leurs chefs-d’œuvre, l’auteur de Childe-Harold n’avait qu’à rendre grâce aux dieux : — ses profondes amertumes et ses douleurs, jusque-là peut-être moins ressenties qu’imaginées, devenaient une vérité. Il rompit avec le monde et lui déclara guerre ouverte, guerre sans paix ni trêve dans laquelle il devait périr, car la société, telle que l’ont faite des préjugés et des contradictions séculaires, a de terribles forces de résistance même contre les invectives d’un grand poète, et ses abus comme ses vices défieraient les clairons de Jéricho. Lord Byron, sachant bien d’avance qu’il s’attaquait à plus fort que lui, mit à la lutte son être tout entier, et sur cet ennemi qu’il ne pouvait tuer déchargea l’inépuisable artillerie de sa haine et de ses mépris.


III.

Venise fut son premier séjour, la sirène ou plutôt la Niobé de l’Adriatique le reçut. Cette grandeur déchue, cette lumière et cette fête du passé, dans la somnolence et le désert de l’heure présente, convenaient à la mélancolie du héros vagabond. Ici du moins le voisinage des gens ne le menaçait pas. Il n’avait à craindre ni les espions, ni les hypocrites, ni les sots. L’Italie eut de tout temps les mœurs faciles, et la ville des lagunes a toujours passé pour la moins pédante des résidences. Byron y vécut librement, à sa guise, en voluptueux, en sultan. Un roulement d’argent considérable, produit de ses ouvrages et de la vente de ses biens, lui permettait de se livrer à tous ses caprices et de réaliser jusqu’aux extravagances de son imagination. Un aimable vieillard, consul à Janina à l’époque où le chantre de Childe-Harold explorait le pays, nous racontait à ce propos une aventure qui, sans une officieuse et rapide intervention, allait avoir pour dénoûment la mort tragique du poète. Ali-Pacha n’entendait point raillerie sur ces matières. Des deux têtes coupables, il n’y en eut qu’une de tranchée, celle que le terrible