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mauvais anges des éclairs jaillissent à vous éblouir; mais la voix rauque de l’enfer ne règne pas seule, des hymnes célestes lui répondent, et le gouffre par momens interrompt ses orages pour laisser la paix du firmament et le doux clair de lune se répandre sur un paysage édénique. Il semble qu’à cette heure, dans la destinée de lord Byron, le décor change aussi; au désert, à la nuit profonde, succède un nouvel horizon. Est-ce une illusion du dernier jour? l’amitié, l’amour, que lui veulent ces mirages oubliés?

Nous parlerons de Shelley tout à l’heure; voyons d’abord la Guiccioli. Elle avait seize ans, la beauté lumineuse d’une nymphe de Véronèse et des cheveux comme Lucrèce Borgia, capelli d’oro! Un soir, dans le monde, lord Byron lui fut présenté, et soudainement, presque sans le vouloir, la charma. Sa voix, dont les vibrations allaient au cœur, fit le miracle : toujours Lucifer ! Mariée, elle l’était, mais si peu! une distance de plus d’un demi-siècle la séparait du comte Guiccioli. D’un côté, la disproportion d’âge, la mésintelligence des deux caractères, toutes les incompatibilités d’un mariage de convenance, de l’autre la séduction, la gloire du poète, que d’excuses pour la jeune femme ! D’ailleurs sur quoi s’appuient ces insinuations? Sur les papiers de Thomas Moore, autorité bien contestable. Les Anglais ont une qualité qui certes les distingue entre les peuples, mais leur tort est de la pousser à l’excès. Ils ne voient en morale comme en politique et en littérature que l’intérêt anglais, l’orgueil anglais; sauver le pavillon! voilà leur cri de guerre. Trop de bruit s’était fait dans le monde à propos des galantes escapades de Byron avec quelques grandes dames de la société britannique; il s’agissait de distraire, de détourner l’opinion, et Teresa Guiccioli, une Italienne, se trouva comme à point nommé pour attirer et concentrer sur elle toutes les indignations d’un pharisaïsme qui n’est vraiment de belle humeur que lorsqu’il instrumente contre l’étranger. On conçoit bien qu’en tout ceci la seule cause de la vérité nous préoccupe. Pour nous, celle qui fut aimée de lord Byron à l’époque du séjour à Venise, celle à qui l’âme ravagée du chantre de Childe-Harold dut ses ultimes consolations, cette femme-là n’existe plus; depuis longtemps, elle est allée rejoindre son héros dans les Élysées où sont les Elvire, les Julie et les Frédérique, et si nous parlons d’elle comme d’une morte, c’est pour rendre à sa mémoire les doux hommages qui lui reviennent. Aucune femme n’a mieux mérité de lord Byron; tant d’autres l’avaient meurtri, blessé, désespéré, que l’unique place qui restait désormais à prendre près de lui était celle d’une sœur de charité. Teresa Guiccioli remplit cet emploi simplement, tendrement; elle mit le baume sur la plaie, endormit la souffrance. C’est à se demander quel avantage aurait eu