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distinguer ses vrais amis de ses alliés intéressés. C’est du reste le panslavisme qui l’agite bien plus que la propagande des Slaves tri-unitaires[1], et ici, comme dans presque toute la Turquie d’Europe, deux partis se trouvent en présence pour augmenter le trouble, partis qui parlent la même langue et sont du même sang, véritables frères ennemis entre lesquels aucune réconciliation n’est possible. La Russie ne servira jamais les intérêts de la diète d’Agram, de ces libéraux qui ont à cœur le self-government, et qui seront demain, s’il le faut, ses adversaires déterminés : avant l’idée slave, ce qui passionne les Croates, c’est l’indépendance. Les Bosniaques, en partie musulmans, trouvent sous l’autorité de la Porte une liberté qui suffit à leur état barbare. Pour ceux d’entre eux qui sont chrétiens, la démarche d’un consul russe près du pacha de Sérajévo les frappe plus que les généreux manifestes des politiques croates. Les Slaves du sud n’ont pas encore ramené leur langue à l’unité; ils parlent trois dialectes, le Slovène, le serbo-croate et le bulgare. Les croyances religieuses les divisent également; le grec et le catholique latin resteront longtemps des ennemis. Ainsi ces grands projets d’union ont contre eux aujourd’hui les Turcs, les Hongrois, les Russes, la pauvreté des provinces qui ont le privilège de ces aspirations, la diversité des religions, des dialectes, des habitudes, la division de la race en fractions trop nombreuses, et surtout sa jeunesse. Tel est cependant ce programme que les parties les plus difficiles à réaliser sont celles que le patriotisme croate croit ne pouvoir abandonner sans tout compromettre. Renoncer à la lutte contre la Hongrie, à Fiume et à la Dalmatie, c’est renoncer à la mer, dont les Slaves du sud ne peuvent se passer. S’ils laissent aux Turcs la Bosnie et les plaines de la Maritza, ils excluent de la confédération les provinces les mieux dotées par la nature, les grands bois, les vastes pâturages, un sol qui, bien cultivé, serait un grenier d’abondance. Sans la mer et sans la richesse agricole, tous ces rêves, dit-on à Zagabria, doivent s’évanouir.

Il y a trente ans, nous ne possédions guère sur l’histoire de ces peuples que deux ouvrages savans, le De regno Croatiœ et Dalmatiœ, de Lucius de Trau, l’Illyricum sacrum, de Farlati. Depuis cette époque, l’académie d’Agram a entrepris une série de belles publications; il se passe peu d’années sans qu’elle nous donne au moins un volume de chroniques et de chartes, un autre d’anciens poèmes. La Dalmatie fournit presque seule tous ces documens, ils constituent aujourd’hui un riche ensemble d’informations[2]. Les

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1871, Philippopolis et le réveil bulgare.
  2. Monumenta spectantia Historiam Slavorum meridionatium. Toutefois ce recueil ne doit pas faire oublier les Slavische Alterthümer de Schafarick, ouvrage publié dès 1844.