Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/723

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’une dans l’autre. À la fin, j’entends le signal, chacun se poste en face de sa danseuse, joint les talons, laisse tomber la tête sur la poitrine comme si on vous l’eût coupée, arrondit le bras, saisit le bout de ses doigts et lui baise la main. Tout mon sang afflua au cerveau. Elle me fit sa révérence, et, quand je relevai la tête, elle était très rouge, et elle avait des yeux ! Ah ! ces yeux ! — Il ferma les siens, et se pencha en arrière. — « Bravo, messieurs ! » C’était fini. Je ne dansai plus avec elle depuis lors.

Elle était la fille d’un propriétaire du voisinage. Belle ? Je dirais plus volontiers si distinguée ! — Une fois par semaine, nous eûmes notre leçon. Je ne lui parlais seulement pas ; mais, lorsqu’elle dansait la cosaque, le bras gentiment appuyé sur la hanche, je la dévorais des yeux, et, si alors elle me regardait, je me mettais à siffler, et tournais sur mes talons. Les autres jeunes gens léchaient ses doigts comme du sucre, se donnaient des entorses pour ramasser son mouchoir ; elle, elle rejetait ses tresses, et ses yeux me cherchaient. Au départ, je m’enhardissais à l’éclairer dans l’escalier, et je m’arrêtais sur la dernière marche. Elle s’emmitouflait, baissait son voile, saluait tout le monde de la tête, la jalousie m’en mordait au cœur, et, quand les grelots ne résonnaient plus que dans le lointain, j’étais encore debout à la même place, armé de mon chandelier, avec la bougie qui coulait. Un vrai nigaud, n’est-ce pas ?

Puis les leçons prirent fin, et je fus longtemps sans la revoir. Alors je me réveillais la nuit, ayant pleuré sans savoir pourquoi ; j’apprenais par cœur des vers que je récitais à mon porte-manteau, ou bien je m’emparais d’une guitare et chantais, à tel point que notre vieux chien sortait de dessous le poêle, levait le nez au ciel, et hurlait.

Vint le printemps, et j’eus l’idée d’aller à la chasse. J’errais dans la montagne, et je venais de me coucher sur le bord d’un ravin et de m’y mettre à mon aise ; tout à coup j’entends craquer les branches, et j’aperçois un ours énorme qui arrive tout doucement à travers le taillis. Je me tiens coi. La forêt était silencieuse ; un corbeau passa sur ma tête, croassant. J’eus peur : je fis un grand signe de croix, je ne respirais plus ; puis, lorsqu’il fut en bas, je pris mes jambes à mon cou.

C’était le mois où se tenait la foire. Excusez-moi, si je vous conte tout cela pêle-mêle. Je me rends donc à la ville, et, comme je flâne parmi les boutiques, elle est là aussi. J’ai oublié de vous dire son nom : Nicolaïa Senkov. Elle avait maintenant une démarche de reine ; ses tresses ne pendaient plus derrière le dos, elles étaient relevées et lui formaient comme un cercle d’or ; elle marchait avec une aisance adorable, se balançait, imprimait à sa robe des ondulations