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l’oreille, se soulevait à demi, appuyée sur une main, m’apostrophait comme si c’eût été ma faute : — Je ne veux pas qu’elle fasse cela, entends-tu ? — et elle en pleurait presque. Dans les romans, vous savez, les femmes se sacrifient pour un oui, pour un non… Ou bien encore elle saute en pied, me pousse le livre à la figure et me tire la langue. Nous nous poursuivons et jouons à cache-cache comme les enfans. Une autre fois elle imagine une féerie, se sauve : — Quand je reviendrai, tu seras mon esclave ! — s’habille en sultane : écharpe de couleur, turban, mon poignard circassien à la ceinture, un voile blanc par-dessus tout cela, et elle reparaît triomphante. — Une femme divine, monsieur ! Lorsqu’elle dormait, je pouvais passer des heures à la voir respirer seulement, et si elle poussait un soupir, la peur me prenait de la perdre : il m’arrivait de l’appeler à haute voix, elle se mettait sur son séant, me regardait étonnée et éclatait de rire. — Mais c’est son rôle de sultane qu’elle jouait surtout dans la perfection. Elle gardait son sérieux, et, si j’essayais de plaisanter, elle fronçait les sourcils et me lançait un regard, je me croyais déjà sur le pal.


II.

Nous vivions ainsi comme deux hirondelles, toujours ensemble et caquetant. Une douce espérance vint s’ajouter à nos joies. Et pourtant par quelles angoisses j’ai passé ! Souvent je lui écartais gentiment les cheveux du front, et les larmes me montaient aux yeux ; elle me comprenait, me jetait ses bras autour du cou et pleurait. — Cela nous prit à l’improviste comme la fortune. J’avais couru à Kolomea chercher le médecin ; comme je rentre, elle me tend l’enfant. Les vieux parens ne se connaissaient pas de joie, nos gens poussaient des cris et sautaient, tout le monde était soûl, et sur la grange la cigogne faisait le pied de grue. — Dès lors les soucis arrivèrent, chaque heure de tourment ne faisait que serrer le lien entre nous ; mais cela ne devait pas durer.

Il parlait très bas ; sa voix était devenue extrêmement douce ; elle vibrait à peine dans l’air. — Ces choses-là ne durent jamais ; c’est comme une loi de la nature. J’y ai réfléchi bien souvent. Qu’en pensez-vous ? J’ai eu un ami, Léon Bodoschkan ; il lisait trop, il y a perdu la santé. Il m’a dit plus d’une fois,… mais à quoi bon redire ces choses, puisque je les ai là ? — Il tira de sa poche quelques feuillets jaunis, les déplia. — C’était un homme obscur, ignoré de tous, mais lui connaissait tout ; il voyait au fond des choses comme dans une eau de source. Il vous démontait les hommes comme une montre de poche et scrutait les rouages ; il trouvait le défaut sans chercher. Il aimait à parler des femmes. Ce sont les femmes et la