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ler aussi bien que Léon Bodoschkan ; cependant, si vous voulez, je vous conterai cela.

— Certainement, je vous en prie.

— Eh bien ! ç’a donc été chez moi la même chose, absolument…

— Oui, interrompis-je pour l’encourager, d’ordinaire on appelle les enfans des gages d’amour.

Il s’arrêta, me regarda d’un air singulier, presque farouche. — Des gages d’amour ! Ah ! oui, s’écria-t-il, des gages d’amour !.. Figurez-vous que je rentre à la maison, — une propriété vous donne bien du tracas ! — que je rentre las comme un chien courant ; j’embrasse ma femme, elle me déride le front de sa petite main, me sourit de son joli sourire,… patatras ! c’est le gage de l’amour qui crie à côté, et tout est fini. On passe la matinée à se chamailler avec le mandataire, l’économe et le forestier, enfin on se met à table ; cela ne manque pas : à peine ai-je noué ma serviette, — ancien style, vous savez, — qu’on entend le gage de l’amour qui pleure, parce qu’il ne veut pas manger de la main de sa bonne. Ma femme y va, ne revient plus ; je reste seul à table, libre de siffler pour me distraire, par exemple :


Minet qui perche sur un mur
Se plaint de minette au cœur dur.
Et voilà tout,
Je suis au bout[1].


On se dit : J’irai à la chasse, — à la chasse aux canards. Toute la journée, on barbote dans l’eau jusqu’aux genoux, mais on a la perspective d’un bon lit bien chaud. On rentre tard, on se couche ; mais le gage d’amour fait ses dents, il pleure ; la maman vous quitte, on s’endort seul, si on peut s’endormir.

Puis vient une de ces années qui ne s’oublient pas : tout le monde est sur le qui-vive ; il y a quelque chose en l’air, chacun le sait, personne ne peut dire ce que c’est. On rencontre des visages inconnus. Les propriétaires polonais se remuent : l’un achète un cheval, l’autre de la poudre. La nuit, on voit une rougeur dans le ciel ; les paysans forment des groupes devant les cabarets, et ils disent entre eux : — C’est la guerre, ou le choléra, ou bien la révolution. — On a le cœur gros ; on se souvient tout à coup qu’on a une patrie dont les bornes sont enfoncées dans la terre slave, dans la terre allemande et dans d’autres terres encore. Que préparent ces Polonais ? On s’inquiète pour l’aigle qui décore le bailliage, on s’inquiète pour sa grange. La nuit, on fait la visite autour de sa maison pour s’assurer qu’ils

  1. Chanson des enfans en Galicie.