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mer autrement, entretenez-la, chacun la méprise, et on vous appelle libertin ; dans le mariage, c’est différent. De quoi vous parle l’épouse chrétienne ? D’amour ? Non, purgatoire ! de son douaire et de vos devoirs. Ai-je raison ? Qui pense à l’amour ? Nourris ta femme, habille-la, c’est ton écot. Voilà le mariage chrétien. Purgatoire ! je m’entends… Un enfant de l’amour, c’est une honte ; ici au contraire, si on a des enfans, qu’est-ce que cela fait qu’on se déteste ? c’est la bénédiction du ciel. Est-ce l’amour qui fait le mariage, je vous prie, ou est-ce la consécration par le prêtre ? Si c’était l’amour, on se passerait bien du prêtre. Ergo ! je m’entends. — Ainsi parla notre curé.

Dès lors, je me sens de plus en plus seul à la maison. Je reste maintenant dehors quand on coupe les blés ; je m’assois sous les gerbes amoncelées comme sous une tente, fumant ma pipe, écoutant chanter les moissonneurs. Lorsqu’on abat du bois, je vais dans la forêt, j’y tire un écureuil. Je ne manque pas un seul marché dans tout le district : on me voit souvent à Lemberg, surtout à l’époque des contrats[1] ; je m’absente des semaines entières. Peu à peu, tacitement, ma femme et moi, nous avons accepté les conditions du… mariage chrétien.

Mon voisin voyait les choses autrement ; il pensait qu’on peut se mettre en frais tous les jours. En effet, il ne se lassait pas de tenir compagnie à ma femme, surtout les jours où j’étais dehors. Il était désolé de ne pas me trouver, — putois, va ! — puis s’installait, et récitait du Pouschkine. Il la plaignait, parlait des maris en général, hochait la tête et reniflait avec compassion ; un jour il me fit une scène parce que, disait-il, je négligeais ma femme, une femme de tête et un cœur d’or ! — C’est facile à dire, mon ami ; tu ne la vois qu’en humeur de fête. — Il lui lit donc des livres ; bientôt elle ne fait plus que soupirer lorsqu’il est question de moi. Et au fond, qu’y a-t-il eu entre nous ? — « Nous ne nous comprenons pas, » dit-elle. — C’était pris textuellement dans un livre allemand, textuellement, monsieur…

Une fois donc je reviens tard de Dobromil, d’une licitation. Je trouve ma femme assise sur le divan, un pied relevé, le genou dans les mains, absorbée dans ses réflexions. Mon ami s’y trouvait aussi ; elle avait sa pelisse de petit-gris, et alors il n’est jamais loin. Je ne me fâche pas : elle me plaît ainsi ; je lui baise la main, je lisse la fourrure. Tout à coup elle me regarde d’un regard étrange ; je n’y comprends rien. — Cela ne peut pas durer, dit-elle d’une voix tout enrouée, avec effort. — Mais qu’as-tu donc ? — Tu ne viens

  1. Époque où les propriétaires galiciens se donnent rendez-vous dans la capitale et dans les chefs-lieux de cercle pour vendre leurs produits, généralement sur pied, aux marchands, qui sont des Juifs pour la plupart.