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Puis tout d’un coup elle parut changée ; on eût dit qu’elle se résignait. Son regard, lorsqu’il se posait sur moi, avait quelque chose d’étrangement saturé, et pourtant à ses éclats de rire se mêlait comme une note douloureuse.

— C’est dommage, me dit un jour mon garde-chasse, monsieur ne va plus du tout à la forêt. J’ai découvert un renard pas bien loin d’ici, et des bécasses, — il faut vous dire que c’était ma chasse préférée, — puis elle est là, qui vous attend près de la pierre. N’aurez-vous point pitié de la pauvre femme ?

Je prends mon fusil et je l’accompagne jusqu’à la dernière clôture du village. Là, une terreur incompréhensible s’empare de moi ; je plante là le garde-chasse, et je rentre à la maison presque en courant. Je suis tout honteux, mais je marche sur la pointe des pieds, j’écoute, — il écarta à plusieurs reprises les cheveux de son front, — comment vous dire ? J’ouvre brusquement, et je vois ma femme… — Je vous dérange ? dis-je, et je referme la porte.

Qu’aurais-je fait ? Nous ne sommes pas les maîtres. L’Allemand, lui, considère la femme comme sa vassale, mais nous autres, nous traitons avec elle de puissance à puissance. Ici le mari n’a aucun privilège ; il n’y a qu’un droit pour l’homme et pour la femme. Si tu fais la cour aux filles, tu souffriras que ta femme se laisse conter fleurette par le premier venu. Tant pis pour toi.

Je me retirai donc, et j’arpentai l’antichambre. Le sentiment était éteint en moi ; c’était comme une paralysie morale. Je me répétais toujours : N’as-tu pas fait la même chose ? tu n’as aucun droit, aucun droit.

Enfin il sortit. Je lui dis : — Mon ami, je n’ai pas voulu vous déranger ; mais ne sais-tu pas que ceci est ma maison ?

Il tremblait, sa voix tremblait aussi. — Fais de moi ce que tu voudras, me répondit-il.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse de toi ? Mais as-tu quelque notion de l’honneur ? Il nous faudra échanger une couple de balles.

Je l’éclairai encore jusqu’au bas de l’escalier, puis je montai à cheval, et je courus chez Léon Bodoschkan pour le prier de me servir de témoin. Il m’écouta en souriant tristement. — Au fond, c’est une sottise, me dit-il ; mais sois tranquille, avant demain matin tout sera réglé. Fais-moi seulement l’amitié de lire ces feuillets cette nuit. — Il me donna ces papiers que je vous ai montrés, et qui ne m’ont plus quitté depuis. Un homme étrange !

Je me mis donc à les lire ; je n’en avais pas besoin. Je venais de provoquer l’amant de ma femme, c’était pour la forme. Je savais très bien que j’étais dans mon tort ; mais l’honneur !.. vous comprenez. J’étais sûr qu’il me manquerait : à quinze pas, il ne distinguait pas un moineau d’une meule de foin ; moi, je tire bien. Je pouvais