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églogue de Virgile ou une élégie de Tibulle, il nous semble par momens que c’est un compatriote, un ancêtre divin de notre Lamartine qui nous tient ainsi sous le charme.

Tandis que d’autres peuples ont eu de vraies épopées, une poésie lyrique et dramatique incomparable, une littérature originale, puissante, éternelle comme la beauté et la vérité qu’elle reflète, la littérature des Romains n’a été, pour ainsi dire, qu’une littérature de seconde formation, comme la nôtre, dans la période classique, n’a été qu’une littérature tertiaire. Et cependant aucun des glorieux chantres de l’Ionie, aucun poète de l’Hellade, aucun écrivain d’Athènes n’a trouvé, comme Virgile et Tibulle, ces accens pénétrans de tristesse sereine, de douce mélancolie, qui vous font rêver des choses infinies.

C’est surtout dans cinq élégies célèbres du premier livre de Tibulle, toutes consacrées à Délia, que l’on retrouve cette note suave et attendrie de la muse latine. Tibulle est bien de cette famille de poètes qui, comme Virgile, ont la rougeur prompte et « la tendresse du front[1]. » Timide et réservé, un peu gauche et naïf peut-être, l’âme sereine et constamment élevée, Tibulle a l’innocence, la grâce chaste et suprême d’un bel enfant pensif. A ne considérer que l’ensemble, ses compositions ne sont guère que des lieux-communs poétiques, des réminiscences, très affaiblies il est vrai, d’écrivains grecs, des thèmes d’école sans aucune originalité, qu’on a lus cent fois chez tous les poètes du temps. Telle élégie n’est qu’une mosaïque où chaque pièce, travaillée avec un goût exquis, a été rapportée avec un art consommé. Tibulle avait évidemment dans ses tiroirs des descriptions du Tartare et des Champs-Elysées, des tableaux de l’Aurore et de la Nuit, des incantations et des malédictions de sorcière, petits chefs-d’œuvre de ciselure dont il se servait comme d’ornemens pour relever la beauté de son œuvre immortelle.

Notez que ces ornemens, qui nous semblent si artificiels, sont précisément ce qui valait déjà le plus d’applaudissemens aux poètes dans les lectures publiques. La difficulté vaincue, l’habileté de main, la science approfondie de tous les secrets de la langue et du rhythme, étaient comme aujourd’hui bien plus estimées que l’inspiration véritable. La poésie d’Ovide nous donne une très juste idée des goûts littéraires qui, dès l’époque de Tibulle, commençaient à régner. Nul doute que Tibulle lui-même n’ait cru s’immortaliser par le genre de perfection dont nous parlons. On voit de reste qu’il ne songe qu’à bien dire, et il y a pleinement réussi. Il est, comme dit Quintilien[2], le plus pur et le plus élégant des élégiaques.

  1. Mart., Ep., IV, VI.
  2. Inst. orator., l. X, I, 93.