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Savonarole, et Mélanchthon interroge des spectres qui lui répondent. Hélas! un des plus grands hommes que l’humanité ait produits, un homme qui fut aux temps modernes ce qu’Hippocrate fut aux temps anciens, Ambroise Paré, ne trouve pas dans sa haute raison, dans son expérience, assez de force pour résister à la contagion de ces idées fausses; lui aussi il croit à la possession, aux pactes, aux sorts par lesquels les associés du diable peuvent porter préjudice à la santé et à l’entendement des gens qu’ils poursuivent de leurs maléfices ; il énumère « les cacodémons, les coquemares, les gobelins, les incubes, les succubes, les lutins; » il dit que souvent « on les voit transmuer en boucs, asnes, chiens, loups, corbeaux, chat-huans et crapaux. » — « Ceux qui sont possédés des démons parlent divers langages incognus, font trembler la terre, esclairer, tonner,... soulèvent en l’air un chasteau et le remettent en place, fascinent les yeux. » Si Ambroise Paré en était là, que penser des autres? Tous les démonolâtres qui aujourd’hui vivent en si grand nombre dans nos asiles d’aliénés, tous les théomanes, les mélancoliques avec hallucinations, examinés par lui, eussent été reconnus possédés, sorciers, inspirés par Satan, et eussent grossi le nombre de tant de pauvres malades victimes des préjugés de l’époque.

Il y a cependant au milieu de ces rêveries une observation bonne à recueillir et dont la science a pu tirer parti : le diable prend volontiers différentes formes d’animaux. Les hallucinations de cette nature ne sont pas rares chez les aliénés, surtout chez les alcooliques : ils voient souvent des serpens ramper vers eux, et ils éprouvent alors des angoisses qu’il est difficile de calmer; pour peu que le malade soit enclin à la théomanie, ce qui est fréquent, pour peu qu’il croie au diable, ce n’est plus l’immonde reptile qui s’avance, c’est le souple tentateur, celui qui s’enroula autour de l’arbre de la science, qui offrit la pomme fatale; c’est le génie même de la révolte et de la perdition, celui à qui rien n’a résisté, l’ennemi de Dieu, le plus fort, l’invincible auquel il faut obéir au prix de la damnation éternelle. Chaque jour dans nos asiles, dans nos maisons de santé, les médecins sont témoins de phénomènes semblables, et j’ai vu plus d’une mélancolique agitée, ne pouvant expliquer les deux volontés adverses qui se heurtaient en elle, s’écrier qu’elle était la proie du démon et demander un prêtre, afin d’être exorcisée. Pour les convaincre à jamais de la réalité de leurs fausses sensations, pour généraliser leur délire partiel, pour rendre celui-ci incurable, il suffirait de les environner d’un appareil religieux imposant, spécialement préparé pour elles, car chez ces pauvres malades, battues par des tempêtes nerveuses dont on ne soupçonne pas la violence, on évoque les démons lorsque l’on tente de