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nation, par l’hypocondrie d’abord, ensuite par la mélancolie, enfin par la manie de se croire persécuté, et être un homme de génie; les Confessions et la biographie de Jean-Jacques Rousseau sont là pour l’affirmer. On ne doit donc pas conclure de l’intelligence déployée, dans un moment donné, à l’intégrité des facultés de l’esprit, ce serait s’exposer à commettre des erreurs graves qui seraient préjudiciables et à l’individu et à la société. En fait de séquestrations arbitraires, l’occasion a été propice pour les faire connaître depuis deux ans; les tribunaux sont ouverts à toute réclamation, les journaux s’empresseraient d’accueillir les plaintes; je ne crois pas qu’on en ait formulé. Pour être impartial, il convient de dire que ce sont là de ces lieux-communs que l’on répète volontiers sans y attacher grande importance et sans en connaître la valeur. J’ai regardé de près dans cette question; des masses de documens scientifiques et administratifs ont passé entre mes mains[1]. Je ne connais qu’une séquestration arbitraire, une seule. Elle date des premiers temps du consulat. Bonaparte, trouvant pour la quatrième fois sur sa table de travail deux livres infâmes envoyés par leur auteur, écrivit : « Enfermez le nommé de Sades comme un fou dangereux. » L’ordre fut exécuté. Parmi ceux qui ont eu le courage de feuilleter les ouvrages de cet homme atteint de satyriologie, qui donc oserait dire que, tout arbitraire qu’elle fût dans la forme, cette séquestration n’ait pas été méritée?

Pour bien connaître les fous, il faut avoir vécu avec eux ; cette dure obligation a été dans ma destinée, j’en puis donc parler avec quelque expérience. On se les figure ordinairement tout autres qu’ils ne sont; en ceci comme en tant de choses, le théâtre et le roman ont perverti nos idées. On s’imagine volontiers que le fou est un être qui n’a plus une lueur de raison, qui divague sur tout sujet, qui pleure quand il devrait rire, rit quand il devrait pleurer, prend les nuages pour des éléphans, ne se rend compte de rien et ne sait même pas où il est. Un tel homme se rencontre évidemment, le délire général existe : il y a dans les asiles plus d’un malade dont on peut dire qu’il a réellement perdu la connaissance de soi-même et des autres, la notion de l’espace et du temps; mais le cas le plus ordinaire est le délire partiel, et l’on se trouve alors en présence d’un monomaniaque, c’est-à-dire d’un individu qui peut causer raisonnablement de toutes choses, excepté d’une seule, sur laquelle l’insanité éclate immédiatement et presque toujours avec violence. J’ai eu sous les yeux un travail manuscrit composé de quatre forts

  1. J’avais préparé cette étude avant l’incendie du Palais de Justice, de la préfecture de police et de l’Hôtel de Ville.