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restait, disait-on, quelque chose au fils, avec beaucoup de finesse, de rancune et de calcul en surplus. Il y avait donc des préventions contre lui, même auprès des observateurs désintéressés. La relation vénitienne de Lippomano est très curieuse sur ce point.

Le président De Thou témoigne que Montaigne lui disait à Blois (1588) avoir autrefois servi de médiateur entre le roi de Navarre et le duc de Guise, lorsque ces deux princes étaient à la cour; « que ce dernier avoit fait toutes les avances; mais qu’ayant reconnu que le roi de Navarre le jouoit et lui étoit au fond ennemi implacable il avoit eu recours à la guerre, comme à la dernière ressource qui pût défendre l’honneur de sa maison; que l’aigreur de ces deux esprits étoit la cause première de la guerre civile; que la mort seule de l’un ou de l’autre pouvoit la faire finir; que le duc ni ceux de sa maison ne se croiroient jamais en sûreté tant que le roi de Navarre vivroit; que celui-ci, de son côté, croyoit bien ne pouvoir faire valoir son droit à la succession de la couronne pendant la vie du duc. Pour la religion, dont tous les deux font parade, ajoutait Montaigne, c’est un beau prétexte pour se faire suivre par ceux de leur parti; mais la religion ne les touche ni l’un ni l’autre. La crainte d’être abandonné des protestans empêche seule le roi de Navarre de rentrer dans la religion de ses pères, et le duc ne s’éloigneroit pas de la confession d’Augsbourg, si c’ étoit le chemin d’un trône. Tels étoient les sentimens que Montaigne avoit reconnus dans ces princes lorsqu’il s’occupoit de leurs affaires[1]. » Voilà comment jugeaient les contemporains. Tout en admettant quelques traits de vérité dans le portrait tracé par le grand sceptique, il y avait cette différence entre le duc de Guise et le roi de Navarre, que l’un exploitait le fanatisme et l’autre le bon sens public, dans un même dessein d’intérêt personnel sans doute, mais chacun d’eux avec un instrument qui devait conduire l’un à sa perte et l’autre au succès. Celui-ci intéressa l’ordre et le repos public à sa cause; l’autre devint un péril national par la qualité même des auxiliaires qu’il dut employer. M. de Hübner, trop nourri peut-être de correspondances contemporaines, est sévère pour Henri IV et ses menées particulières; nous croyons être plus près du vrai en les appréciant d’un autre point de vue.

Jamais plus de difficultés ne s’accumulèrent sous les pas d’un prétendant, et jamais prince ne se trouva mieux pourvu des qualités nécessaires pour les vaincre. Cette correspondance admirable, dont personne n’eût soupçonné l’existence, il y a cinquante ans, a révélé l’un des esprits les plus aimables, les plus justes, les plus actifs qu’on puisse imaginer, et, si je suis bien renseigné, on est fort loin de con-

  1. Mémoires de J.-A. De Thon, liv. III, p. 628, édit. de Buchon.