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blier non plus que lui-même se donne comme étant d’une complexion délicate. Horace, qui le connaissait, parle de sa beauté[1]. Un ancien biographe du poète, Hieronymus d’Alexandrie, vante sa belle stature, la souplesse et l’agilité de ses membres, la grâce aimable de sa parole et la douceur de ses mœurs. Le même auteur a bien raison de s’élever contre ceux qui prêtaient à notre poète un visage triste et austère; il a tort de le représenter hilare et joyeux. Sur le visage de Tibulle, où brillait alors l’heureuse sérénité de la jeunesse et de la force, il n’y avait que l’expression sérieuse et calme d’un paysan latin, né à Rome, il est vrai, mais qui plus que personne tenait au soi de ses pères, à sa terre et à ses bois de Pédum, à la rustique habitation de sa famille, à la religion de ses ancêtres, aux rites et aux cérémonies sacrées de ses dieux lares.

Tibulle réalisait pour Horace l’idéal que cet esprit excellent s’était formé de l’homme. Il avait cette santé de l’esprit et du corps qui, en un temps où l’épanouissement harmonieux de la nature humaine était encore le but de la vie, paraissait être le souverain bien. Rarement l’homme accompli selon les idées grecques s’était développé avec plus de bonheur parmi les descendans plus ou moins civilisés des gens agrestes du Latium. Toutes les qualités de l’âme et du corps, toutes les « vertus » rares et précieuses dont Platon et Aristote ont doué à l’envi leur citoyen idéal, — beauté, force, santé, richesse, noblesse, tous les dons exquis de l’intelligence la plus cultivée, — Tibulle les avait reçus, ces biens, de la nature et des siens. Il y a dans cette existence naturellement heureuse je ne sais quoi d’antique qui fait qu’on songe aux paroles d’Hippias : « ce qu’il y a de plus beau pour un homme, c’est d’être riche, bien portant, honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse, de faire de belles funérailles à ses parens quand ils meurent, et de recevoir lui-même de ses enfans une belle et magnifique sépulture[2]. »

Toutefois on ne vit pas impunément en des temps aussi profondément troublés. La plante humaine a beau être forte et vivace, si tout change et se transforme autour d’elle, si la terre et le ciel se montrent inclémens, elle s’arrêtera net dans son développement, elle languira, stérile, et mourra sans pousser de rejeton. Telle fut la destinée du poète. Non-seulement il ne parvint pas à la vieillesse, mais, loin de faire de belles funérailles à ses parens, ce furent sa mère et sa sœur qui recueillirent ses cendres sur le bûcher. Ajoutez que, si les affaires publiques et la guerre sont la chose par excellence du citoyen antique, nul ne fut jamais moins citoyen que Ti-

  1. Epist., I, IV, 6.
  2. Platon., Hipp. maj., 231.