Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Saturne, tout lui était bon. Le jour de Saturne! Nous savions bien que Tibulle était superstitieux; mais voilà qui le rend semblable au Fuscus Aristius d’Horace, aux têtes faibles, aux petites gens, unus multorum. A ses vieilles superstitions de paysan latin, il avait mêlé, dans une certaine mesure, les superstitions orientales des Juifs, de la horde fantastique qui tout le jour grouillait sur les places ou dans les rues de Rome, étalait ses lèpres et ses haillons sur le pont Sublicius et à la porte Capène, mendiait à l’oreille des passans, vendait pour quelques as des prophéties renouvelées d’Ézéchiel ou de Jonas, interprétait les songes en vraie fille de Jacob, colportait des philtres et des amulettes dans les maisons des dames romaines ou échangeait des allumettes soufrées contre des morceaux de verre cassé. Il observait au moins le sabbat de ces hôtes étranges de la grande cité, qui, avec un panier pour tout mobilier, campaient en pleine civilisation comme des nomades dans le désert, de ces créatures aux allures équivoques et lubriques, vives, souples, agiles et sombres comme des serpens, qui, la nuit venue, disparaissaient dans les quartiers d’au-delà du Tibre ainsi que dans les profondeurs de la terre, se blottissaient aux fentes obscures des vieilles pierres, et faisaient qu’on disait de leur nation, comme on le dira des chrétiens et de leur vie souterraine, « qu’elle fuyait le jour. » Tibulle observait-il aussi les jeûnes, les cérémonies judaïques, comme beaucoup d’autres Romains de ce temps, où, à côté d’esprits éclairés et cultivés, surtout sceptiques, tels que Cicéron et Horace, on rencontrait tant d’hommes distingués, instruits même, au sens qu’avait ce mot à Rome, comme Varron et Nigidius Figulus, qui étaient adonnés à toutes les pratiques de la magie, de la théurgie et de la nécromancie? Je ne crois pas, mais peu de Romains portant l’anneau d’or et l’angusticlave devaient être aussi connus des sorcières de l’Esquilin.

Quant à Délia, dès le premier mot que son amant nous dit d’elle, nous voyons qu’elle est non-seulement superstitieuse, mais dévote, qu’elle est initiée à tous les cultes, affiliée à toutes les confréries religieuses, qu’elle fréquente toutes les communautés monastiques, tous les couvens de moines mendians, qui dès cette époque faisaient déjà de Rome «la ville sainte » par excellence[1], Le poète consacre dix vers de la troisième élégie à nous montrer Délia venant assister chaque jour, le matin et le soir, aux offices de la « Notre-Dame » du temps, de la grande déesse Isis, qui, depuis Sylla, avait à Rome et dans les faubourgs des sanctuaires et des prêtres égyptiens. Que de fois, mêlée à la foule des adorateurs, les cheveux couverts d’un voile. Délia agita le sistre d’airain, tandis que les prêtres

  1. Appul., Metamorph., XI.