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quenouille. Et toi, toute à ta tâche, cédant peu à peu au sommeil, laisse tomber l’ouvrage de tes mains. Puissé-je venir tout à coup, sans être annoncé, et apparaître à tes côtés comme un envoyé du ciel ! Alors, comme tu seras, tes longs cheveux en désordre, accours au-devant de moi, ma Délia, les pieds nus. Voilà ma prière : que sur ses coursiers de rose l’Aurore blanchissante m’apporte ce jour radieux! »

Je ne voudrais point affaiblir l’impression suave et pure que laissent dans l’âme les beaux vers de Tibulle, cependant il ne faut pas être dupe des apparences. Non-seulement le poète idéalise ici des choses et des personnes qu’il sait fort terrestres, mais il compose son tableau avec des réminiscences et des lieux-communs poétiques. Sa Délia est une Lucrèce quelconque qu’Ovide ou tout autre artisan de poésie vous montrera, la quenouille en main, entourée de corbeilles et de flocons de laine, distribuant l’ouvrage à ses servantes, avec lesquelles elle s’entretient, à la rouge lumière d’une lampe fumeuse, des hauts faits de Collatin. En l’absence de l’ami, éloigné pour une cause ou pour une autre, toute jeune amante doit filer solitaire au milieu de ses esclaves, être vêtue de vêtemens sombres, avoir les cheveux épars ou rejetés négligemment autour de la tête, et laisser dans l’écrin les colliers d’or et les pierreries. Ce type était classique, populaire même, depuis que Ménandre et ses imitateurs l’avaient mis sur la scène[1]. Vérité et poésie sont les deux élémens constitutifs de toute œuvre d’art. Dans l’éclosion inconsciente des images et des rhythmes, le poète confond ces élémens dans une synthèse supérieure et crée ainsi des formes immortelles, des types héroïques ou divins, des modèles de vertu, de grâce ou de bonté, dans lesquels l’humanité aime à se contempler comme en une sorte d’apothéose. L’office de la critique, après avoir isolé ce que le génie avait combiné d’instinct, est de faire la part de vérité et de poésie qui entre dans ces grands composés organiques qu’on nomme œuvres d’art.

Quand Tibulle put supporter la mer, il quitta l’île de Corcyre, s’embarqua pour l’Italie, et alla sans doute passer quelques semaines auprès de sa mère et de sa sœur dans son domaine de Pédum. C’est là, dans l’automne de 724, qu’il écrivit les premiers vers de la seconde élégie délienne[2]. Tout entier au bonheur de retrouver ce qu’il aime, les êtres chers, les dieux du foyer, la vieille maison latine, ses bois, ses champs, le poète convalescent s’abandonne d’abord à un sentiment de bien-être, de joie intime et profonde qui lui inspire ses plus beaux vers. Nul doute qu’en suivant Mes-

  1. Terent., Heautontimorumenos, II, III, 44 Cf. Prop., III, VI, 9-18; Ovid., Fast., II, 742.
  2. Tib, l. I, I.