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çais qui ont été les premiers à les raconter. Il y a des deuils que la France doit savoir porter dans son âme sans descendre à des plaintes inutiles, à des démonstrations qui ne feraient qu’aggraver le mal. Elle subit les fatalités de la guerre, on ne lui en ménage pas les rigueurs, et si de ces fatalités mêmes il résulte une situation nécessairement toujours dangereuse, ce n’est pas elle du moins qu’on peut cette fois accuser d’être la perturbatrice de la paix, du repos universel. Qu’on étouffe tous les sentimens du cœur, qu’on se borne strictement à la politique, à la froide et sévère politique : pour un homme à si vastes et à si longs desseins, qui a la prétention d’être pratique, M. de Bismarck n’a peut-être pas été aussi habile qu’il l’a cru, il s’est risqué plus qu’il ne l’a sans doute pensé. À voir les résistances qu’il rencontre et l’impression profonde que les récentes désolations de l’Alsace-Lorraine ont causée partout, en Angleterre, en Autriche, en Italie, en Suisse, il peut commencer à soupçonner que tout ne se fait pas impunément, qu’il y a des excès de prépotence qui réveillent une sorte de conscience universelle dont les protestations finissent par être un embarras pour les victorieux. M. de Bismarck a voulu refaire une Allemagne puissante par l’unité, soit ; mais il n’a pas vu qu’en faisant de la conquête l’instrument de cette reconstitution germanique, en dépassant les limites naturelles de cette œuvre par elle-même assez gigantesque, en s’abandonnant sans retenue aux tentations de la force, il créait pour cette Allemagne nouvelle un péril perpétuel. Il a voulu avoir la Lorraine et l’Alsace, il les possède aujourd’hui, il y règne en dictateur toujours armé, tandis que les esprits et les cœurs lui échappent, et déjà il en est à présenter à l’Europe des spectacles qui troublent le sentiment public, qui rappellent les grandes migrations des peuples, qui ressemblent à une dérision amère de toutes les idées de civilisation et d’humanité de notre temps.

Tranchons le mot, c’est comme politique surtout, c’est dans l’intérêt même de la sûreté, de la durée de son œuvre, que M. de Bismarck a commis une faute. Il est tombé dans le piège dont les omnipotens ont souvent tant de peine à se défendre ; il n’a pas su avoir cette habileté suprême de la modération dans la victoire et dans la puissance. On a dit plus d’une fois qu’il attachait une Vénétie au flanc de l’Allemagne nouvelle. Rien n’est plus vrai ; la Prusse est aujourd’hui en Alsace ce que l’Autriche a été autrefois en Italie, avec cette différence toutefois que l’Autriche ne prétendait pas changer la nationalité des provinces où elle régnait, qu’elle ne se proposait pas d’abolir le sentiment italien dans l’âme des habitans de la Vénétie et de la Lorabardie. La Prusse veut abolir le sentiment français en Alsace, elle s’efforce de faire disparaître tout ce qui rappelle la France dans ces pays qui ne veulent pas être allemands. Elle se livre elle-même comme une proie orgueilleuse à la fatalité des dominations qui n’ont d’autre garantie que la force. Elle se place, par un excès d’ambition imprévoyante ou par un faux point