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indiscrets ; son peuple a l’habitude de tout dire et de nommer toutes choses par leur nom ; elle étale ses plaies aux yeux du monde, et ses plaies parlent tout haut. Chaque peuple a les siennes ; . mais on en voit qui s’entendent à cacher leurs ulcères et leurs chancres sous les vastes plis d’une robe longue. M. Strauss, qui connaît si bien l’Évangile et qui se plaît à le citer, a-t-il oublié qu’il y est question de certaines gens qui, se tenant debout, priaient ainsi en eux-mêmes : « Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, adultères, ni comme le péager que voici. » Jésus-Christ goûtait peu ces vertus superbes ; il leur disait : « Malheur à vous ! car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, tandis qu’au dedans vous êtes pleins de rapines et d’intempérance. » Ces gens-là s’appelaient des pharisiens, et le pharisaïsme est une maladie grave. L’Allemagne en tient ; mais elle en guérira quand elle ne croira plus les sophistes qui corrompent son excellent naturel. M. Strauss n’est point un sophiste, il s’en faut bien ; il est convaincu, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Qu’à l’avenir son ironie soit plus avare de sarcasmes à l’égard des naïfs qui croient au surnaturel, car son chauvinisme, Dieu le lui pardonne ! est une religion qui a ses oracles, ses prophéties et ses mystères. Dès 1858, dans la conclusion de son livre sur Hutten, il s’écriait avec effusion, levant les mains vers ce saint : « Allume en nous la haine de tout ce qui est servile, de tout ce qui est faux, de tout ce qui n’est pas allemand ! » Qui donc accusait M. Strauss de ne pas croire aux miracles ? Il admet sans difficulté que, par un mystère d’élection, Dieu s’est choisi un peuple, qu’il abandonne les autres au mensonge et à la pourriture, que ce peuple élu est l’unique dépositaire de toutes les vertus, de toutes les vérités, de telle sorte que haïr tout ce qui n’est pas allemand, c’est haïr le vice et l’erreur. La voyante de Prevorst avait rencontré juste quand elle prédisait à M. Strauss qu’il ne serait jamais incrédule. Il n’a fait que transvaser le vieux vin dans un tonneau neuf. Qu’il ait du moins quelque indulgence pour ceux qui demeurent attachés aux vieilles futailles ! Du moment qu’il s’agit d’abjurer sa raison, il est permis de consulter ses goûts, et en vérité, s’il est des préjugés respectables, il en est d’autres qui le sont moins. On peut croire à la résurrection de Lazare et n’être pas un bigot ; c’est le cœur qui fait la destinée des esprits.

Naguère, dans une séance générale de la commission d’histoire de Berlin, M. Ranke retraçait en ces termes les derniers momens et les dernières pensées d’un célèbre historien allemand, Gervinus, mort il y a quelques mois. « L’unité de l’Allemagne, disait-il, pour laquelle Gervinus était tout feu, venait d’être fondée sur de tout autres principes que les siens ; elle avait revêtu un caractère