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sortaient que pour rapporter chez elles, avec leur moralité primitive, une somme plus grande d’expérience, d’énergie et d’épargnes pécuniaires. Ainsi, la jeune fille travaillait dans l’usine pour que la femme et la mère pût rester dans son ménage. Le nom de Lowell devint bientôt célèbre dans les deux mondes ; cet exemple porta des fruits. A l’exposition universelle de 1867, le jury international signalait avec admiration les établissemens de M. William Chapin à Lawrence (Massachusetts). L’usine de Pacific Mills est un immense tissage, de laine et de coton qui occupe 3,600 personnes, parmi lesquelles on compte 1,700 femmes, dont 825 sont sous le régime de l’internat. Les jeunes filles pensionnaires sont réparties en dix-sept habitations, placées sous la direction matérielle et morale d’autant de surintendantes, femmes âgées choisies avec soin par le chef de l’établissement. Le salaire de l’ouvrière interne est le même que celui de l’ouvrière externe ; mais il est divisé en trois parts, dont l’une, retenue par la maison, couvre les dépenses de logement et de nourriture ; la seconde est réservée pour constituer le pécule de l’ouvrière à sa sortie, de l’établissement ou sa dot en cas de mariage ; la troisième est remise chaque mois à la jeune fille pour subvenir à ses dépenses de blanchissage, de vêtemens et de récréation. La liberté de ces jeunes filles reste entière ; toutefois les abus qu’elles en feraient entraîneraient d’abord une réprimande, puis en cas de récidive un impitoyable renvoi. Comme annexe à ces pensions d’internes est une bibliothèque de 4,000 volumes. Sous ce régime, les jeunes filles cessent de bonne heure d’être à la charge de leurs familles, elles sont à même de s’amasser une dot, qui au bout de quelques années est importante, et elles continuent en même temps leur éducation. On cite une ouvrière qui a employé ses épargnes à défrayer les études en médecine de son fiancé ! Nul doute qu’il n’y ait dans ce tableau des traits complètement exotiques, et qu’il serait puéril de vouloir transporter dans notre vieille Europe. Ce patronage si efficace et cependant si peu tyrannique, cette liberté qui ne conduit presque à aucun abus, cette tenue, cette dignité, cette prévoyance chez des jeunes filles maîtresses d’elles-mêmes, tout cet ensemble si rare de vertus, de qualités et de circonstances heureuses, ne peut se rencontrer que dans un pays où l’éducation est de vieille date merveilleusement répandue, où le respect profond et sincère de la femme est le trait le plus accentué des mœurs nationales, où d’un autre côté, les bras étant rares, les salaires sont très élevés. Est-il possible dans notre Europe, où les classes populaires sont si ignorantes, si sceptiques parfois, si dénuées du sentiment de la dignité vraie, où la jeune fille, loin d’inspirer de la déférence, excite chez tous les hommes les plus grossières convoitises, où, dans certaines localités, par la force des choses et les nécessités